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et le léger feuillage des oliviers, on découvrait la vallée de l’Arno, déjà plongée dans les ombres bleues du crépuscule, tandis que derrière les hautes collines de San-Donato brillait encore d’un vif éclat un ciel illuminé par le soleil couchant.

Comme un fou, un beau garçon vêtu en citadin vint se jeter à ma rencontre. J’eus à peine le temps de me garer. Tout en me heurtant, il me jeta au passage d’une voix essoufflée un felicissima sera, qui témoignait, mieux que sa brusquerie, de ses bonnes intentions. Je me retournai : il était déjà caché par le tronc d’un olivier. Quelques momens après, une voix jeune et fraîche, dans la direction du casotto, chantait un refrain populaire. Une faible brise, chargée des parfums de l’Apennin, portait le son de mon côté. Les paroles mêmes m’arrivaient distinctement au milieu du silence des champs et du calme de la nature. C’était le io ti voglio ben’ assai[1], qui de Naples a fait le tour de l’Italie et même de l’Europe. Le chanteur devait être le bel giovine qui venait de me coudoyer si rudement. Sérénade en l’honneur de Pichichia, pensai-je, et, réfléchissant au sens des paroles, je m’écriai : Le fils du marchand de grains, parbleu ! il gémit en musique sur les rigueurs de sa maîtresse. — Après le premier couplet, silence. Pour attendre le second plus à l’aise, je m’assis au bord d’un fossé. Plus rien. Je gagnai le casino en me promettant bien de découvrir ce petit mystère.

Absorbé par mes calculs sur la quantité d’œufs et autres denrées produits, vendus et consommés à Manafrasca, je n’avais pas assez étudié les allures de chacun des habitans pour réussir tout de suite dans mon entreprise. Je fus même dérouté le lendemain par l’air radieux de Pichichia. — La poursuite du signor Galetti ne lui est pas si importune qu’elle veut bien le dire, pensais-je, puisqu’elle a l’air si ravi.

Profitant d’un instant où elle traversait l’aja pendant que je chiffrais appuyé contre le char, je l’interpellai au passage : — Eh bien! vous avez reçu une visite hier soir?

Elle rougit, mais pour le coup c’était visiblement d’embarras.

— Oui, oui, repris-je, vous jouez la cruelle envers Galetti devant votre mère, mais je ne m’y laisserai plus prendre.

Sur quoi, elle se sauva en riant de tout son cœur.

Cette fuite joyeuse déjouait ma perspicacité. Je ne me tins cependant pas pour battu, et attendis patiemment l’occasion. Plus attentif dès lors aux faits et gestes de Pichichia, je remarquai qu’elle s’absentait assez souvent entre neuf et dix heures du matin, et

  1. Je te veux tant de bien, et tu ne penses pas à moi, refrain d’une chanson napolitaine.