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vons un sentiment de douleur qui ne nous laisse pas assez de liberté d’esprit pour entreprendre de consacrer à sa mémoire un hommage digne de lui ; nous essaierons du moins d’esquisser les principaux faits de cette carrière si droite et si pure, les principaux traits de cette raie intelligence et de ce beau caractère.

Alexis de Tocqueville, né en 1805, appartenait à une famille ancienne établie depuis plusieurs siècles en Normandie, dans un manoir du Cotentin, à quelques lieues de Cherbourg et à quelques pas du village de Tocqueville, dont elle avait la seigneurie et dont elle avait pris le nom. Il était le troisième fils du comte de Tocqueville, qui fut préfet sous la restauration et pair de France, homme distingué à tous égards et d’une vitalité d’esprit peu commune, car il avait, je crois, plus de soixante-dix ans lorsque, étranger jusque-là aux travaux littéraires, il composa et publia en 1847 une Histoire philosophique du Règne de Louis XV, qui n’est pas aussi philosophique que semble l’indiquer le titre, car la narration y tient plus de place que la dissertation, mais qui est un ouvrage animé, instructif, intéressant, empreint d’un caractère d’impartialité que n’altère aucune prévention en faveur du passé.

Issu d’un père aussi bien doué, Alexis de Tocqueville descendait par sa mère. Mlle de Rosambo, d’un des hommes les plus attachans du XVIIIe siècle, le noble défenseur de Louis XVI, l’éloquent et courageux Malesherbes. Sa première enfance s’écoula au château de Verneuil, près de Mantes, où il était né, et où son père résidait temporairement. Il y put recevoir de bonne heure l’impression de la gloire littéraire, car ses parens eurent souvent pour hôte l’auteur du Génie du Christianisme. Chateaubriand était allié au père d’Alexis de Tocqueville par son frère, qui avait épousé aussi une des petites-filles de Malesherbes, et qui était mort sur l’échafaud révolutionnaire avec sa jeune femme, laissant deux fils orphelins dont la tutelle avait été confiée au comte de Tocqueville. Dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand consacre quelques lignes à ces souvenirs de Verneuil et à l’enfance d’Alexis de Tocqueville. Celui-ci aimait à rappeler, de son côté, que ses souvenirs d’enfant relativement au mélancolique auteur de René, dont la vieillesse fut si triste, se rapportaient à un Chateaubriand très gai, plein de verve et d’entrain, racontant des histoires comiques et jouant des charades.

Élevé au collège de Metz, où son père était préfet sous la restauration, Alexis de Tocqueville fit son droit à Paris, et fut nommé juge-auditeur à Versailles peu de temps avant la révolution de juillet. Le caractère de cette révolution, accomplie au nom de la loi, détermina sans doute l’adhésion du jeune magistrat, dont l’es-