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plus profonds penseurs de notre siècle : il n’avait pas encore trente ans. En ce genre de littérature philosophique et politique, il y a peu d’exemples d’une telle précocité.

Cinq ans après, en 1840, il compléta son œuvre par deux nouveaux volumes, dans lesquels il étudiait l’influence de l’égalité des conditions sur le mouvement intellectuel, moral et social, sur les idées, les sentimens, les mœurs, les goûts des Américains en particulier et des nations démocratiques en général. C’est dans ces deux derniers volumes surtout que l’éloquent publiciste, se dégageant de l’étude exclusive de la société américaine, a répandu, à notre avis, le plus d’idées profondes et neuves sur les sujets les plus variés. Il est tel chapitre de huit pages, celui par exemple qui est intitulé de quelques tendances particulières aux historiens dans les siècles démocratiques, où les idées condensées par l’écrivain pourraient fournir la matière d’un livre tout entier. C’est peu de temps après la publication de ces deux derniers volumes que l’auteur, qui faisait déjà partie de l’Académie des Sciences morales et politiques, fut élu membre de l’Académie française.

Nous avons entendu quelquefois des personnes qui, comprenant difficilement qu’un seul ouvrage de premier ordre puisse procurer plus de gloire que dix ouvrages médiocres, demandaient si la renommée d’Alexis de Tocqueville n’avait pas été un peu surfaite, si sa naissance, sa fortune, ses relations sociales n’avaient pas contribué autant que son mérite à l’élever au rang éminent qu’il occupait dans la république des lettres. À cette question on peut faire une réponse bien simple, et à mon sens très concluante. La Démocratie en Amérique n’est pas précisément une lecture amusante ; jamais écrivain, tout en soignant beaucoup son style pour se satisfaire lui-même, c’est-à-dire pour rencontrer cette expression juste et unique dont parle La Bruyère et qu’aucune autre ne remplace, jamais écrivain ne redouta moins qu’Alexis de Tocqueville d’imposer parfois un certain travail à l’esprit du lecteur. Quelques-uns ont voulu voir en lui un simple imitateur de Montesquieu : sa manière de saisir et de présenter les questions se ressent en effet de l’étude de l’Esprit des Lois, et sous ce rapport la gloire du genre appartient d’abord à l’inventeur et au maître ; mais sans parler ici des différences considérables qui distinguent ces deux penseurs et quant au fond des idées et quant au plan suivi par chacun d’eux, sans nous attacher à montrer que si le plan de Montesquieu est plus vaste, il offre dans l’exécution un ensemble moins méthodique, moins net, plus encombré de détails, plus difficile à résumer, nous nous en tiendrons à la question qui nous occupe spécialement, au genre d’intérêt qui s’attache au style de l’un et de l’autre. Or il