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que l’autre, qu’elle a une sphère d’action beaucoup plus étendue, et que cependant l’esprit de liberté, plus indispensable encore à la vie morale des nations, est la seule digue qui puisse préserver l’humanité des dangers où l’entraîne le courant démocratique. Chercher les moyens de concilier ces deux forces en donnant à l’une ce que l’autre a de trop, et en les faisant concourir toutes deux au progrès régulier de l’individu et de la société, tel est en substance le problème que se posa Alexis de Tocqueville.

Si la façon dont il le posait et le discutait devait frapper les esprits judicieux, elle était aussi de nature à étonner et à irriter même les esprits ardens. Qu’on se souvienne de ce qu’était la France en 1835, avide en apparence de discussions et de liberté, jouissant avec délices du droit de tout juger, de tout contrôler, de tout dire, sinon de tout faire, et comprenant à peine qu’on pût supposer qu’elle y renoncerait!... C’est à ce moment qu’un écrivain, un philosophe de trente ans, venait lui démontrer dogmatiquement qu’elle était beaucoup moins libérale qu’elle ne le croyait, que l’esprit démocratique, qui était avant tout le sien, engendrait avec tous ses avantages une série d’idées, de goûts, de besoins, d’habitudes difficiles à concilier avec l’esprit de liberté, si bien qu’il pouvait arriver d’un moment à l’autre, pour peu que sa sécurité matérielle fût mise en péril, qu’elle s’arrangeât assez aisément, assez paisiblement, d’un pouvoir très fort et plus concentré que le pouvoir de Louis XIV.

Cette démonstration, qui résultait implicitement de chacun des chapitres des deux premiers volumes de la Démocratie en Amérique, et qui était encore plus accentuée dans les deux derniers, souleva de grandes clameurs parmi les démocrates d’alois; ils déclarèrent qu’Alexis de Tocqueville ne comprenait rien à la démocratie, inséparable, suivant eux, de la liberté, et qu’il n’y comprenait rien, parce qu’il n’était au fond qu’un aristocrate déguisé. Et cependant rien n’était plus nettement formulé que la déclaration d’impuissance adressée par l’éminent publiciste à toute tentative pour restaurer en France, directement ou indirectement, les privilèges aristocratiques. Cette idée reparaît sans cesse dans son livre, et surtout dans cette belle page, où elle est rendue avec autant de netteté que de force : « Je suis convaincu que tous ceux qui, dans les siècles où nous entrons, essaieront d’appuyer la liberté sur le privilège et l’aristocratie échoueront; tous ceux qui voudront attirer et retenir l’autorité dans le sein d’une seule classe échoueront. Il n’y a pas, de nos jours, de souverain assez habile et assez fort pour fonder le despotisme en rétablissant des distinctions permanentes entre ses sujets; il n’y a pas non plus de législateur si sage et si puissant qui soit en état de maintenir des institutions libres, s’il ne prend l’éga-