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de la nation, Alexis de Tocqueville avait été tout naturellement amené à essayer de pratiquer lui-même dans sa sphère d’action le genre de conduite qu’il recommande dans ses livres, et à devenir un type très complet de ce que devrait être en France tout citoyen aisé et intelligent pour rester un homme influent dans une démocratie, et pouvoir s’arranger indifféremment de tous les modes d’application du principe électif, depuis le suffrage le plus restreint jusqu’au suffrage universel. Pour bien connaître l’auteur de la Démocratie en Amérique, il faut l’avoir vu dans son arrondissement, en particulier dans son canton, où était le siège principal de son influence. Il n’avait pas ce qu’on peut appeler une très grande fortune : elle s’était récemment augmentée par la mort de son père, qui a précédé sa mort de très peu d’années; mais durant plus de vingt ans elle n’avait pas dépassé 20,000 francs de rente. Il y a certainement encore en France un grand nombre de propriétaires dont la fortune égale ce chiffre. Il avait, il est vrai, un avantage plus rare peut-être, celui d’être établi dans un canton où sa famille avait joué un rôle important depuis plusieurs siècles. Il y avait même au village de Tocqueville un fait de perpétuité héréditaire beaucoup moins commun que le précédent : à côté de la famille des anciens seigneurs s’était maintenue la famille des anciens syndics, devenus maires du village de père en fils. Le dernier maire descendant de ces anciens syndics, fermier et petit propriétaire lui-même, continuait avec le représentant des Tocqueville les rapports de déférence affectueuse et confiante d’une part, de cordiale bienveillance de l’autre, qui avaient uni jadis les deux familles. Mais si ces faits exceptionnels pouvaient faciliter, sous certains rapports, l’influence d’Alexis de Tocqueville dans son canton, on reconnaîtra sans peine qu’à une époque telle que la nôtre, pour un homme qui n’aurait pas su ou n’aurait pas voulu se conformer à l’esprit de son siècle, ces mêmes faits auraient pu être aussi bien un obstacle qu’un avantage.

S’ils étaient un avantage de plus pour lui, c’est qu’il avait su transformer l’ancien patriciat de sa famille en un véritable patronage démocratique. Partant de ce principe, que la première condition pour être aimé du peuple, c’est de l’aimer et de le servir, il l’aimait sincèrement et le servait activement; aucune affaire intéressant soit sa commune, soit son canton, soit même des particuliers lésés dans leur droit, ne lui restait indifférente, quoiqu’elle lui fût personnellement étrangère, et jamais ses intérêts privés n’étaient recherchés aux dépens des intérêts de tous. S’il demandait par exemple au conseil municipal de sa commune la suppression d’un chemin qui lui était incommode, ce n’était jamais qu’en offrant à la commune en échange sur ses propriétés un chemin beaucoup plus