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supérieure à toutes les vanités, désirant pour son mari de la gloire plutôt que de la puissance, et ne comprenant l’ambition que dans la ligne du devoir

Aux plus grandes qualités de l’esprit et du caractère, Alexis de Tocqueville réunissait les plus séduisantes. Quiconque l’a connu n’oubliera jamais tout ce qu’il y avait d’attrait et dans sa figure si fine et si gracieuse, en même temps si ferme et si franche, et dans ses manières si dégagées de tout apprêt, si simples et en même temps si élégantes, et dans sa conversation, où le naturel le plus parfait redoublait l’agrément de l’esprit le plus vif, le plus ingénieux, le plus varié. Nous avons vu peu d’hommes considérables qui possédassent au même degré que lui ce don du naturel qui prend sa source dans un fonds de sincérité, de modestie et de dégagement de soi-même. Non-seulement il savait parler très bien sans s’écouter et plaire sans coquetterie, mais il savait écouter les autres, s’intéresser à leurs idées, soit en les combattant, soit en les approuvant, s’abandonner au mouvement général d’une conversation en s’oubliant complètement lui-même, et cela sans aucun effort de politesse, pour son plaisir à lui autant que pour celui des autres. Trop fier pour être vaniteux, doué d’une intelligence trop active et d’un cœur trop ardent pour connaître cet ennui qui poursuit quelquefois les hommes politiques inoccupés, il attachait très peu d’importance à une foule de bagatelles qui tiennent souvent une assez grande place dans la vie des personnages les plus sérieux. Quoiqu’il n’eût aucune sauvagerie, quoiqu’il se prêtât sans peine au commerce du monde, où il était naturellement très recherché et où il apportait tous les agrémens de son esprit, la part de futilités et d’aimables petites duplicités qui se mêle forcément à l’existence d’un homme de salon le fatiguait bientôt, et il aspirait à retourner à la vie simple et tranquille des champs. En général, il n’était jamais plus charmant que dans un très petit cercle. Un seul ami quelquefois suffisait pour alimenter le mouvement de son esprit. Entre sa femme et son ami, Ampère par exemple, il eût vécu joyeux dans une Thébaïde. Il est vrai que l’on pourrait être beaucoup plus mal partagé. « Nous sommes gens tous trois, lui écrivait-il, à nous consoler aisément à la maison de ce qui se passe au dehors, et c’est le cas de dire de nous trois ce que Pascal disait de lui seul, qu’il portait sa pluie et son soleil au dedans de lui-» Malheureusement ce vagabond d’Ampère, comme il l’appelait, lui échappait de temps en temps. Il savait alors s’arranger de la solitude, et il nous écrivait à nous ces lignes qui peignent assez bien son caractère, ce genre de gaieté douce, nuancée de mélancolie, que nous retrouvons assez souvent dans sa correspondance :