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se sont reprises de goût pour nos mœurs, pour nos principes, pour nous-mêmes. Du moment où l’Europe n’a plus eu la France à combattre, elle s’est remise, par une vieille habitude, à l’aimer et à l’imiter. A la faveur de la paix, aussi bien qu’à l’exemple de la France, une classe moyenne s’est partout élevée, laborieuse et modeste, mais aspirant à prendre dans les conseils de chaque état la place laissée vacante par le déclin des aristocraties vieillissantes. Un souffle venu de Paris n’a cessé de seconder cette marche ascendante. C’est l’essor de notre industrie, enfantée par la liberté, c’est le mouvement d’une pensée libérale, propagée par notre tribune, qui ont partout en Europe aidé une race nouvelle d’hommes d’état à gravir, sur les ruines des vieilles distinctions sociales, les degrés du pouvoir politique. Ainsi la France, sans sortir de son repos, par l’insensible et pacifique contagion de ses exemples et de ses idées, a vu croître, dans chaque nation, le nombre et l’influence de ses imitateurs prêts à devenir ses alliés; puis un jour, quand une provocation nouvelle est tombée du trône même du tsar qui avait dicté des lois à Paris, personne en Europe ne s’est trouvé pour servir de second à l’héritier d’Alexandre. Tout le monde au contraire a aidé la France à relever le gant. La coalition monarchique avait péri de vieillesse; la coalition des peuples s’était dissoute dans la sympathie des principes et la communauté des intérêts.

On aurait bien surpris Armand Carre! en lui annonçant que la paix, par sa propre force et la seule vertu de sa durée, devait enfanter de tels résultats. D’autres pourtant, et ceux-là mêmes qu’il combattait, portaient leurs regards assez loin pour discerner à l’horizon ces perspectives de l’avenir. Dès 1833, au moment même où le National s’escrimait le plus vivement et faisait blanc de son épée sur le Rhin, la Baltique et la Mer-Noire, un ministre des affaires étrangères associé à la politique que la France avait confiée à la sagesse du roi, interrogé par ses agens sur les difficultés naissantes qui déjà grondaient à l’orient de l’Europe, leur répondait ces paroles prophétiques : « L’essentiel ici est de gagner du temps, car si en Orient la force est pour la Russie, en Europe le flot coule pour la France. » Il a si bien coulé en effet, qu’un jour, débordant sur le Bosphore, un remous irrésistible est venu porter nos escadres jusqu’au pied des murs de Sébastopol.

C’était là ce que Carrel appelait une politique égoïste, empreinte d’un étroit esprit de famille, — si égoïste et si dynastique en vérité, qu’elle n’a triomphé que sur le tombeau du prince et après la ruine de sa race! Il avait raison pourtant, plus et autrement qu’il ne croyait. Il avait raison de penser qu’une politique qui demandait pour se développer du temps et de la patience était monarchique de sa nature, et ne pouvait s’accommoder de la précipitation républi-