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pour les préjugés de ton père, qui n’est peut-être après tout qu’un vieil ignorant entêté.

L’enfant avait saisi la main du vieillard, qu’il baisait respectueusement et mouillait de ses larmes. Le père, l’ayant doucement attiré entre ses jambes, lui prit la tête à deux mains, la leva un peu de façon à ce que leurs yeux se rencontrassent. Après avoir gardé un moment le silence, il dit encore sans lâcher la tête de l’enfant : — Paolino, aime, crains et sers le Seigneur : chéris et respecte tes parens ; obéis aux autorités, et sois toujours honnête ; avec cela, choisis tel état qu’il te plaira, et ton vieux père sera content et fier de toi. C’est une affaire conclue ; tu entreras au collège à la reprise des classes. Est-ce bien, femme ? Et toi, frère, occupe-toi de trouver un bon collège pour notre garçon, le meilleur où l’on puisse entrer pour son argent. Ne regarde pas à l’économie ; quand on fait les choses, il faut les bien faire.

À partir de ce jour, un léger nuage sembla s’être arrêté sur la famille. On entrait dans l’inconnu, et cette pensée alarmait des natures simples et droites qui avaient constamment attendu un lendemain semblable à la veille. On allait d’ailleurs perdre de vue pour plusieurs mois, peut-être pour plus longtemps encore, cet enfant chéri pour lequel on avait si fort tremblé. Supporterait-il le travail et le régime du collège ? Si la vie des champs était trop rude pour sa chétive nature, la vie des villes et presque du cloître ne l’étiolerait-elle pas complètement ? Que deviendrait-il loin de sa mère et de ses sœurs ? Oserait-il se plaindre s’il souffrait, ou croirait-il son honneur engagé à marcher sans faiblir jusqu’au but ? Toutes ces pensées troublèrent ces bonnes gens ; mais aucun ne les exprimait, et tous s’efforçaient de cacher leurs regrets et leurs craintes. C’est un travers du cœur humain, même du meilleur, lorsqu’il n’est pas accompagné d’un esprit supérieur, de vouloir paraître plus fort et plus dur qu’il ne l’est réellement. Jamais un honnête paysan n’affecte la sensibilité qu’il n’a pas ; mais il lui arrive bien rarement aussi de montrer toute celle qu’il possède véritablement.

Paolino vit donc poindre le jour de son départ ; il prit congé de ses parens et quitta le toit paternel sans se douter des déchiremens qu’il causait, ni des blessures qu’il laissait derrière lui. Il ne songea pourtant point à déplorer l’indifférence de sa famille. Il s’en savait aimé, et il l’aimait tendrement, mais sans se rendre compte ni des sentimens qu’il éprouvait, ni de ceux qu’il inspirait. On a beau dire, les affections que l’on ignore sont bien moins puissantes que celles dont on mesure l’étendue et la profondeur.