Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/621

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

heureux songeur : de Kant à Rousseau son âme ne sait où s’arrêter. Il voudrait bien, selon le maître de Koenigsberg, remplir virilement le devoir de la vie, et s’il le connaissait, ce devoir, ce n’est pas le courage qui lui manquerait ; mais il ne peut le connaître, le doute a desséché d’avance toutes ses pensées. Il voudrait bien aussi, comme l’enseigne Jean-Jacques, renoncer à ces subtilités de la science, vivre dans la solitude, loin des hommes et des problèmes qui les agitent. Non, ce refuge lui est interdit ; il connaît trop bien les contradictions du système de Jean-Jacques. Bien plus, comme tant de femmes au XVIIIe siècle, la fiancée d’Henri de Kleist est passionnée pour l’auteur d’Émile et de la Nouvelle Héloïse ; avez-vous remarqué cependant comme le malheureux, à dessein ou non, peu importe, déshonore ce plan de vie que les amis de Rousseau pouvaient se former d’après ses écrits ? Vivre, jouir, mourir, vivre comme la plante et la brute, sans efforts vers une destinée plus haute, tel est le résumé de sa philosophie au moment même où il semble accueillir avec ardeur les prédilections secrètes de sa fiancée. Le voilà décidé en effet à fuir la société, il veut se faire paysan au fond d’un canton de la Suisse et y cacher sa vie à tous les yeux. Wilhelmine consent à l’y suivre ; elle vient de lire les Rêveries d’un Promeneur solitaire, elle se rappelle Rousseau dans l’île Saint-Pierre, son installation chez le receveur, ses herborisations dans les bois, ses extases au bord du lac, cet ineffable sentiment de paix qui inondait son cœur ; elle espère que cette vie simple, cette vie de travail au sein de la nature calmera enfin la conscience de son amant. Mais Henri de Kleist a des caprices de despote. Le consentement de Wilhelmine ne lui suffit pas ; il exige qu’elle n’instruise personne de son projet, qu’elle abandonne secrètement sa famille, il veut que tout le monde ignore la retraite qu’il s’est choisie. Quoi ! pour guérir ce malade bien-aimé, il faut que Wilhelmine porte la douleur et la honte dans la maison de son père ! il faut qu’elle parte en secret, qu’elle s’enfuie comme une coupable ! Elle hésite, la noble fille, tant elle aurait à cœur d’achever sa tâche, tant elle serait heureuse de sauver cette âme condamnée ; elle hésite, elle va céder peut-être, mais le misanthrope impatient, irrité, rompt brusquement avec elle[1].

Henri de Kleist quitte Paris vers la fin de l’année 1801 ; il arrive en Suisse, et là, sous l’influence de quelques amis, plus frappés de la noblesse de son âme que de la bizarrerie de son humeur, il commence à soupçonner qu’il est né pour la poésie et non pour les abstractions philosophiques. Celui que nous avons appelé un mi-

  1. Mlle Wilhelmine de Zenge a épousé depuis M. Krug, professeur de philosophie à l’université de Leipzig, qui a laissa un nom dans la science.