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santhrope le jeune Wieland, le fils du poète d’Oberon, et Henri Zschokke, le représentent dans leurs écrits comme une âme parfois singulière et chimérique, mais la plus noble, la plus généreuse qu’on puisse voir. C’est l’époque où, encouragé par ses amis, il ébauche ses premiers ouvrages d’imagination, une tragédie, la Famille Schroffenstein, et une comédie intitulée la Cruche cassée. Au mois d’octobre 1802, il retourne dans son pays et visite les deux centres littéraires où se concentrait alors tout le mouvement intellectuel de l’Allemagne : Iéna, illustrée par Fichte, Schelling, les deux Schlegel ; Weimar, où régnaient Goethe et Schiller. Il fit sur Goethe une impression pénible ; ces natures maladives étaient antipathiques au génie sain et robuste qui s’était guéri si vaillamment des inquiétudes de Werther. Goethe, tout disposé qu’il fût envers lui à une sympathique bienveillance, ne put le voir sans frisson, sans horreur ; ce sont les termes qu’il emploie, Schauder und Abscheu. Il le compare à un être que la nature a créé avec amour, qu’elle a destiné à de belles choses[1], et qui est atteint d’une maladie incurable. Pour le grand poète naturaliste, y avait-il un spectacle plus douloureux que celui-là ? Le vieux Wieland n’avait pas une perspicacité si clairvoyante ou si sévère ; il s’amusait des singularités de Henri de Kleist, il le garda près de lui, à son foyer, pendant plus de deux mois, et le tableau qu’il a tracé de ses hallucinations offre des traits intéressans. C’étaient surtout à cette époque des hallucinations poétiques ; la poésie l’absorbait tout entier, et si dans les années qui suivirent il avait continué de vivre ainsi pour l’art, c’eût été là sans doute le meilleur remède à ses incohérentes songeries. Lorsque Wieland exprimait tant de sympathies pour Henri de Kleist, une occupation déterminée donnait à cette âme malheureuse l’équilibre qui lui avait manqué jusque-là. L’hôte du pauvre rêveur ayant été frappé de ses distractions continuelles, Kleist fut obligé de lui avouer qu’il travaillait alors à un drame, et que la pensée de son œuvre ne le quittait pas. Il avait devant les yeux, disait-il, un idéal si élevé que rien de ce qu’il avait écrit déjà ne pouvait le satisfaire ; chaque scène, à peine écrite, était condamnée au feu. C’était une tragédie dont le héros était Robert Guiscard. Il se décida bon gré, mal gré, à en lire quelques fragmens à son hôte, et Wieland, qui n’était pas suspect d’un enthousiasme trop fougueux, ne craignait pas de résumer ainsi ses impressions : « Si les esprits d’Eschyle, de Sophocle et de Shakspeare se réunissaient pour composer une tragédie, cette tragédie ressemblerait au Robert Guiscard de Henri de Kleist, supposé du moins que l’ensemble réponde aux fragmens qu’il m’a lus. À dater de ce moment, je fus persuadé que Kleist était

  1. Ein von der Natur schoen intentionirter Koerper. Goethe.