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Non, ce sont des moyens de comédie. Je comprends l’impression que ressentirent Zschokke et le fils de Wieland le jour où Henri de Kleist, pendant son séjour en Suisse, leur lut la première ébauche de la Famille Schroffenstein. « Quand il arriva au cinquième acte, dit Zschokke, nous fumes pris, Wieland et moi, d’un tel fou rire, d’un rire si bruyant, si prolongé, d’un rire auquel le poète s’associa lui-même si franchement, qu’il fut impossible d’aller jusqu’à la fin de la pièce. » Ce devait être pourtant un rire convulsif et amer ; drame comique ou comédie sinistre, on souffre et on rit en même temps à la vue de ces choses incohérentes : tant de fureurs, tant de crimes, une intrigue si noire, dont le véritable titre pourrait être faute de s’entendre ! Eh bien ! si bizarre qu’elle soit, cette œuvre révélait un poète. Des caractères énergiquement dessinés, une idylle amoureuse épanouie au milieu de ces luttes atroces, une langue originale, une langue qui ne rappelait ni les savantes finesses de Goethe ni les élans passionnés de Schiller, mais souple, sobre, sonore, admirablement façonnée pour le drame, voilà ce que les juges les plus autorisés signalent dans cette première production d’Henri de Kleist.

Cette souplesse de langage devient plus visible encore quand des sombres aventures de la Famille Schroffenstein on passe avec le poète aux scènes familières de la Cruche cassée. Commérages de petite ville, fausse bonhomie, duplicité narquoise, sensualité libertine et rusée, l’auteur va rendre tout cela comme le ferait un pinceau flamand. Quand les buveurs de Teniers, la pipe à la bouche, sont attablés autour d’un pot de bière, ils se racontent sans doute des aventures comme celle-là. Justement la scène se passe en Hollande. C’est l’histoire d’un juge de village qui s’est introduit un soir dans la chambre d’une jeune fille, et qui, repoussé par elle, surpris dans l’ombre par le fiancé, s’échappe plus mort que vif, roule comme un ouragan, laisse sa perruque dans la bagarre, et, renversant tout sur son passage, brise une cruche dans l’escalier. Le fiancé, fort irrité d’avoir surpris un homme chez sa promise, rompt avec elle et ne veut rien entendre ; la mère de la jeune fille, sans doute pour venger son enfant, et au risque d’augmenter le scandale, accuse le fiancé d’avoir cassé la cruche. Nul, excepté la jeune fille, ne connaît le vrai coupable. Or, le lendemain même de cette soirée tragique, la cause est portée devant le juge du village. Entendez-vous les éclats de voix de la commère qui réclame le prix de sa cruche sans s’apercevoir qu’elle livre l’honneur de sa fille aux propos médisans et railleurs ? Ce jour-là précisément un inspecteur de la justice, un magistrat d’un degré supérieur, est venu assister à l’audience du tribunal d’Huysum. Le juge, qui croit ne pas avoir été reconnu, paie d’audace, embarrasse les témoins, embrouille l’affaire du mieux qu’il peut et va condamner un innocent, lorsqu’une série d’incidens