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taille le jour qu’il se crut frappé de mort, c’était la marquise d’O… Tout est fini, ce semble ; le comte est impatient de réparer sa faute, la marquise peut épouser le père de l’enfant auquel elle va donner le jour. Non, la marquise, si énergiquement décidée tout à l’heure à épouser le coupable, quel qu’il pût être, éprouve tout à coup une répugnance amère lorsqu’elle apprend que ce coupable est le jeune comte à qui elle a cru devoir l’honneur et la vie. Pourquoi le repousse-t-elle si longtemps ? Quel est ce sentiment de honte et d’horreur qui s’est emparé d’elle ? Quelles émotions contradictoires ont agité son âme ? C’est là précisément le sujet d’Henri de Kleist, et ce sujet est traité avec une netteté de style, une précision de détails, une science des bizarreries du cœur, qui en font, dit Louis Tieck, une narration vraiment classique.

Mais le chef-d’œuvre d’Henri de Kleist dans le genre de la narration psychologique et dramatique, c’est le récit intitulé Michel Kohlhaas. On connaît l’héroïque personnage de Goethe, ce Goetz de Berlichingen qui, seul au milieu de la société croulante du moyen âge, dans la dissolution de tous les liens, se lève pour la défense du droit. Le Michel Kohlhaas d’Henri de Kleist est un Goetz populaire :


« Aux bords de la Havel vivait, vers le milieu du XVIe siècle, un marchand de chevaux nommé Michel Kohlhaas, fils d’un maître d’école, l’un des personnages les plus loyaux et en même temps les plus abominables de son époque. Ce personnage extraordinaire aurait pu passer jusqu’à trente ans pour le modèle du bon citoyen. Il possédait dans un village qui porte encore son nom une métairie où il vivait paisiblement de son travail. Il élevait dans la crainte de Dieu les enfans que lui donnait sa femme, et les préparait à devenir un jour des hommes laborieux et honnêtes. Il n’y avait pas un seul de ses voisins qui n’eût eu l’occasion d’éprouver sa bienfaisance et sa justice. Bref, le monde aurait dû bénir sa mémoire, s’il n’avait pas été fou d’une certaine vertu : le sentiment du droit fit de lui un brigand et un meurtrier. »


Ainsi commence cette histoire où la simplicité du récit n’exclut pas l’étude profonde des caractères. On dirait par instant une chronique tracée par un contemporain, tant les détails sont précis, nombreux, circonstanciés ; c’est un artiste pourtant, et un artiste philosophe, qui a disposé les faits et réglé l’ordonnance du tableau. Au reste, nulle réflexion ; les choses parlent d’elles-mêmes. Les acteurs sont en scène, les événemens se succèdent, les caractères se déroulent avec une vivante et impérieuse logique ; les conséquences, quelles qu’elles soient, naîtront dans votre esprit sans que l’auteur vous les impose. « Le sentiment du droit a fait de cet homme un brigand et un meurtrier ; » voilà, je crois, les seules paroles où l’auteur intervienne, et encore n’est-ce là que le programme, on pourrait