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Kohlhaas, sa déclaration de guerre au seigneur féodal, l’acte par lequel il se constitue lui-même grand justicier et exécuteur de la loi :


« De toutes les démarches inutiles qu’il avait entreprises dans cette affaire, la plus malheureuse fut ce voyage. Au bout de quelques jours, Sternbald rentra dans la métairie, conduisant pas à pas la voiture où Lisbeth était étendue tout de son long avec une dangereuse contusion à la poitrine. Kohlhaas, pâle de douleur et de colère, s’était approché de la voiture, et ne pouvait tirer du valet que des réponses assez incohérentes sur ce qui s’était passé. Le seigneur, disait le valet, n’était pas au château ; ils avaient été obligés de descendre dans une auberge du voisinage. Le lendemain matin, Lisbeth avait quitté l’auberge et ordonné au valet de rester près des chevaux ; elle n’était revenue que le soir, et dans l’état où on la voyait là. Il paraît qu’elle s’était approchée trop vivement du seigneur, et les gardes, avec un zèle brutal, s’étant élancés pour l’écarter, elle avait reçu, sans que le seigneur en fût cause, un coup de bois de lance en pleine poitrine. Tel était du moins le récit des gens qui, vers le soir, la rapportèrent à l’auberge sans connaissance, car pour elle le sang, qui coulait à flots de sa bouche, ne lui avait guère permis de parler. La pétition qu’elle portait lui avait été prise ensuite des mains par un des chevaliers. Sternbald ajoutait qu’il avait voulu monter à cheval aussitôt, afin de porter à son maître la nouvelle de ce malheureux événement ; mais elle, malgré les représentations du chirurgien, avait exigé qu’on la ramenât à Kohlhaasenbrück avant que son mari fût prévenu de l’affaire. Lisbeth était anéantie par la fatigue du voyage ; Michel la porta dans son lit, où elle vécut encore quelques jours au milieu d’efforts douloureux pour respirer. On essaya vainement de la faire revenir à elle pour obtenir quelques éclaircissemens. L’œil fixe, déjà voilé par la mort, elle était là immobile, et ne répondait pas. Elle ne reprit connaissance une dernière fois que peu d’instans avant de mourir. Un pasteur de la religion luthérienne (la foi nouvelle commençait à se répandre, et Lisbeth s’y était convertie, à l’exemple de son mari), un pasteur luthérien s’étant approche de son lit, et lui ayant lu à haute voix, d’un accent expressif et solennel, un chapitre de la Bible, elle le regarda tout à coup d’un air sombre, lui prit la Bible des mains, comme s’il était inutile de lui faire cette lecture, puis se mit à feuilleter, à feuilleter encore, cherchant manifestement un passage du livre, et enfin montra du doigt à Kohlhaas, qui était assis près d’elle, le verset où se trouvent ces mots : « Pardonne à tes ennemis ; fais du bien même à ceux qui te haïssent. » Puis elle lui pressa la main, lui adressa un regard où était toute son âme, et mourut. Kohlhaas se dit à lui-même : « Puisse Dieu ne me pardonner jamais comme je pardonne à ce hobereau ! » Il l’embrassa en versant plus d’une larme, lui ferma les yeux, et quitta la chambre… Il commanda un enterrement qui semblait moins fait pour une métayère que pour une princesse : un cercueil de chêne, fortement garni de métal, des coussins de soie, avec des franges d’or et d’argent, un caveau de seize pieds de profondeur, bâti avec des pierres et de la chaux. Il se tenait lui-même auprès de la fosse, son plus jeune enfant dans les bras, et surveillait les ouvriers. Le jour des funérailles, le corps de Lisbeth, blanc comme la neige, avait été exposé dans une salle tendue de drap noir. Le