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sensée s’est emparée de son âme. Kleist a raison : l’enthousiasme de la justice l’a rendu fou. Retranché dans le château de Lützen, qu’il a pris de vive force, il fait des appels au peuple d’Allemagne, et l’excite à fonder une société sur la base de la justice éternelle. Il semble même que l’idée d’une cité idéale, d’une république universelle, ait traversé parfois son imagination. Une de ses proclamations se termine par ces mots : « Donné au siège de notre gouvernement provisoire du monde, dans le château de Lützen. » Chaque semaine amenait de nouvelles violences ; peuple et soldats tremblaient devant cette bande de forcenés qui s’augmentait de jour en jour. Luther seul put arrêter sa rage. Il lui adressa, sous forme de lettre, une éloquente et terrible invective : « Kohlhaas, toi qui te dis envoyé pour prendre en main le glaive de la justice, qu’oses-tu entreprendre, téméraire, dans le délire de ta passion aveugle, toi qui n’es qu’injustice du sommet de la tête à la plante des pieds ! » La lettre continue sur ce ton, éloquente, indignée ; mais comme Luther est mal instruit des faits, son indignation porte à faux. « Comment peux-tu dire que justice t’a été refusée, toi qui, dès un premier échec insignifiant, furieux et altéré de vengeance, n’as pas voulu prendre la peine de poursuivre ? Il faut que je te le dise, impie : l’autorité à laquelle tu devais porter plainte ne sait rien de ton affaire ; le seigneur que tu accuses ne connaît pas même ton nom. » Cette lettre de Luther avait été affichée dans toutes les villes de la Saxe. Le jour où Kohlhaas la lut à la porte de son château de Lützen, une sorte de révolution se fit en lui. Quoi ! c’était Luther qui l’accusait ainsi, le loyal Luther, l’homme qu’il révérait le plus au monde ! Une subite rougeur couvrit son visage ; il relut l’affiche et la relut encore, il regarda ses hommes qui l’entouraient, voulut leur parler, et ne put rien dire ; puis, rentrant précipitamment au château, prétexta une affaire qui l’appelait au dehors, donna le commandement à l’un de ses lieutenans, quitta ses armes, prit un costume de paysan, et partit pour Wittenberg. L’étrange caractère de Kohlhaas se dessine avec une force nouvelle dans son entretien avec Luther, et quelle grandeur chez ce terrible personnage lorsque Luther, frappé de sa loyauté sauvage, obtient de l’électeur de Saxe que l’affaire des chevaux de Tronkenbourg soit jugée de nouveau ! Comme il congédie aussitôt ses compagnons de guerre et de pillage ! Comme il vient, loyal et confiant, se livrer à ses juges ! L’électeur a décidé, à la demande de Luther, que, dans le cas où Kohlhaas gagnerait sa cause, toutes les violences auxquelles l’a poussé ce déni de justice seraient couvertes par une amnistie absolue. Kohlhaas arrive, la tête levée, mais simple, sans jactance ; on voit bien que sa ligne de conduite lui paraît la plus naturelle du monde. Si de nouvelles iniquités l’accablent, si les intrigues des hobereaux font triompher le