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stoïcien triomphait des hallucinations du rêveur. C’est vers cette époque (1808) qu’il connut Louis Tieck à Dresde et lui inspira de vives sympathies. Le spirituel auteur de Phantasus était moins sévère que Goethe pour des natures comme celle de Kleist. Il nous le dépeint comme une âme timide, fière, assez semblable au Tasse, dont il avait aussi certaines particularités extérieures.

Un de ses principaux drames, la Bataille d’Hermann, appartient à cette période de réaction virile. C’est son cri de guerre contre Napoléon, c’est aussi un véhément appel aux princes de la confédération du Rhin qui se battaient alors dans nos rangs. La vieille Germanie que Kleist met en scène est aussi divisée que l’Allemagne de 1808. Ces chefs de tribus que la politique romaine a su attacher à sa cause représentent, dans la pensée du poète, les rois de Saxe, de Bavière et de Wurtemberg ; Hermann et Marbod, c’est la Prusse et l’Autriche. Le drame, on le devine, est tout rempli d’une seule passion, la haine des conquérans. L’auteur a réussi pourtant à éviter la monotonie ; des incidens variés animent la scène, et l’intérêt va croissant à travers les péripéties de la lutte. L’ambassade de Ventidius, envoyé par le général romain Varus auprès d’Hermann, prince des Chérusques, est un épisode heureusement imaginé. Les ruses d’Hermann, les artifices qu’il emploie pour attirer Varus dans un piège, les trahisons sauvages qui lui paraissent des procédés tout naturels, tous ces détails ne forment peut-être pas une image très exacte de la Germanie primitive ; nous y voyons du moins quel était en 1808 le désespoir de l’Allemagne, puisque de tels exemples sont proposés en modèle dans une œuvre d’ailleurs généreuse et virile. Un grave événement postérieur à la mort de Kleist, la trahison du général York, semble annoncé ici d’avance et ardemment glorifié. Dans la verve de haine et de destruction qui l’emporte, le poète ne recule pas devant les inventions les plus étranges. Que dire, par exemple, de l’épisode de Thusnelda et de l’ambassadeur Ventidius ? Thusnelda, la femme d’Hermann, a inspiré un ardent amour à Ventidius ; or, la veille du jour fixé pour l’extermination des légions romaines, Thusnelda donne un rendez-vous au brillant patricien dans une espèce de parc situé derrière la tente d’Hermann. Ventidius n’a garde d’y manquer, et que trouve-t-il dans le parc de la princesse chérusque ? Une ourse, une ourse affamée qui le met en pièces. Cette bouffonnerie tragique, il faut en convenir, est une invention par trop tudesque ; l’héroïque Thusnelda, que Tacite en quelques mots a si noblement dépeinte, joue ici un misérable rôle. Qu’il y a loin de cette Germaine sentimentale et enragée à l’auguste héroïne de M. Frédéric Halm dans le Gladiateur de Ravenne ! N’importe : avec ses anachronismes, ses bizarreries, ses violences haineuses ou grotesques, le drame du poète de 1808 est une œuvre