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ponses avec le reste de la famille. Le chef des agens pourtant, le trop célèbre M. Lamberti[1], ne fut pas entièrement la dupe des explications de Rachel. — J’ai peine à croire que cette fille dise la vérité, dit-il tout bas à l’un de ses hommes. Un vieillard comme le signor Stella ne part pas ainsi d’une heure à l’autre, la nuit, sans en informer personne, et je ne serais pas étonné si le gibier était en train de s’évader pendant qu’on nous tient ici à parlementer. Prends quelques hommes, et place-les de distance en distance autour de la ferme. Si quelqu’un paraît, qu’on l’arrête, et s’il résiste ou prend la fuite, ma foi, qu’on tire dessus comme sur une bête fauve ! Ce n’est pas le moment d’avoir le cœur tendre.

M. Lamberti était une illustration vivante de ces belles paroles, car son fils s’était suicidé la veille[2], et cet événement n’avait en aucune façon troublé le cours majestueux de son existence. Enrôlé dès sa première jeunesse dans une brigade de sûreté créée pour purger les routes des brigands qui les infestaient, M. Lamberti avait mené pendant plusieurs années la vie la plus aventureuse et la plus méritoire, attaquant seul des bandes entières, s’introduisant dans les repaires des bandits pour mettre la main sur eux. Quoique souvent et gravement blessé, il avait pu, grâce à une force vraiment extraordinaire et à un invincible courage, accomplir des faits et des gestes dignes d’une Iliade. Son nom était devenu la terreur des brigands et des malfaiteurs de toutes les nuances, dont il était le principal agent de destruction. Peut-être fut-ce pour le récompenser de ses services, peut-être aussi pour tirer parti de son zèle, même après que ses forces physiques avaient cessé d’y répondre, qu’on le fit passer de la brigade de sûreté dans le corps des agens de la police politique. Ses émolumens furent doublés, et ses fatigues ainsi que ses dangers diminués, ce dont M. Lamberti se trouva fort satisfait. Il mettait son honneur à réussir dans ses entreprises, et la capture des hommes était pour lui une espèce de chasse qu’il poursuivait avec passion. Il ne comprit point que les périls dont sa première condition était entourée en effaçaient seuls l’infamie. Il se dit que dans sa nouvelle carrière la ruse lui serait plus utile que la force, et il devint aussi rusé qu’il avait été fort, aussi persévérant qu’il avait été brave, tout en demeurant aussi satisfait de lui-même que par le passé. L’instinct moral du public ne se trompe guère toutefois en ces sortes d’appréciations : les anciens exploits du sbire

  1. Il s’agit ici d’un personnage dont les populations lombardes n’ont certainement pas perdu le souvenir, et les traits qui m’ont servi à dessiner cette physionomie appartiennent à l’histoire.
  2. Il s’était frappé, dit-on, poussé au désespoir par la honteuse célébrité qui entourait le nom de sa famille.