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effectif assez imposant. La présence de cette garnison était un désastre pour les habitans. Les militaires passaient les jours et les nuits au cabaret, invitant à leur tenir compagnie les mauvais sujets, dont ils faisaient des espions, et les hommes timides, qu’ils rançonnaient en les effrayant. La pudeur des femmes et des filles était exposée à de cruelles épreuves lorsque les soldats et leurs associés se répandaient ivres dans les rues. Située à quelque distance du village et dans un vallon écarté, la ferme des Huit-Tours était pour les jeunes filles de la famille Stella un refuge contre les brutalités de la soldatesque; néanmoins les rapports de la ferme et du village occupé par les Autrichiens étaient fréquens, et une longue tradition de sécurité et de confiance avait habitué les jeunes fermières à se rendre seules au village, où les appelaient tantôt les nécessités de la vie journalière, tantôt leurs devoirs religieux.

Depuis ses chagrins, Rachel était animée d’une piété plus fervente que dans ses jours d’insouciante gaieté. Elle se rendait plus souvent que par le passé à une cérémonie presque exclusivement italienne, et qui consiste dans la bénédiction du saint sacrement, donnée à la fin du jour par le prêtre, revêtu de ses riches et amples vêtemens, enveloppé dans un nuage d’encens, entouré d’une multitude de cierges que le contraste du crépuscule extérieur rend encore plus éclatans. Cette cérémonie porte avec elle un caractère de tristesse et de recueillement étranger aux actes du matin. Les femmes ne sortent pas de l’église en masse dès que le prêtre est descendu de l’autel; elles prolongent plus ou moins leur station devant l’image favorite, et elles y font leur prière du soir. Rachel aimait à joindre sa voix aux voix fraîches et pures des jeunes filles qui chantent, soutenues seulement par quelques accords de l’orgue, les litanies de la Vierge, et ce simple cantique, le seul en langue italienne qu’on entende dans nos églises :

Vi adoro ogni momento,
O vivo pan del ciel,
Gran sacramento,
E sempre sia lodata
La Vergine del ciel,
Nostra avvocata!
Lodato sempre sia
Il nome di Gesù
E di Maria !

Agenouillée sur la dalle de marbre, dans un coin reculé de l’église, la tête et le corps enveloppés dans son grand châle (depuis ses chagrins, Rachel avait renoncé à l’élégant voile en tulle noir), laissant lentement couler les grains de son chapelet, la triste jeune fille soupirait, prononçait à voix basse les doux noms de Jésus et