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On lui envoya de Vienne l’abbé Grimani, Vénitien de naissance, beau parleur et adroit courtisan, depuis cardinal. L’abbé Grimani était chargé de lui rappeler que le Piémont était le gardien naturel des Alpes, qu’il avait une occasion merveilleuse de reprendre Pignerol, de chasser les Français de Casale et de retrouver l’indépendance entière de ses états ; mais cela ne suffit pas, un autre négociateur fut choisi. Il y avait alors à l’armée autrichienne de Hongrie un jeune général qui s’était déjà illustré à côté du duc de Lorraine, c’était le prince Eugène de Savoie-Carignan. Le prince Eugène était le dernier des sept enfans de Maurice de Savoie, qui avait pris du service en France, et d’Olympe Mancini, la belle nièce de Mazarin, qui avait un instant fixé le cœur de Louis XIV. Cadet de grande famille, il avait été mis dans l’église, on lui destinait un riche bénéfice à Turin. Un jour il se fatigua du petit collet d’abbé, il reprit son nom de chevalier de Carignan et demanda un grade dans l’armée française. Sa demande fut reçue avec moquerie. Il partit alors pour Vienne, où on lui donna le grade de colonel, et il alla servir à l’armée de Hongrie sous le duc de Lorraine. Deux ans après, on le rappela de France ; il refusa de revenir, et il écrivit au roi qu’il montrerait quelle épée on avait dédaignée. Louis XIV lut cette lettre à la cour en ajoutant : « Ne dirait-on pas que ma couronne a fait une grande perte ? »

On rit beaucoup à la cour du grand roi. Le fait est que quelques années plus tard Louis XIV ne devait plus rire du prince Eugène. Ce fut là le nouveau négociateur choisi pour son nom et pour sa parenté avec le duc de Savoie. Ce qu’on pensait de Victor-Amédée chez les alliés, le prince Eugène le laisse voir dans une lettre qu’il écrivait le 12 janvier 1689, avant de se rendre secrètement à Turin. « On assure, dit-il, que le duc a profondément étudié à l’école des princes italiens, qu’il a pris la dissimulation des Romains et que l’art de penser autrement qu’il ne parle lui est très familier. Par son mariage avec la duchesse d’Orléans, il est attiré dans son intérieur du côté français ; mais on a des preuves qu’il pense différemment et qu’il désire avant tout échapper à ce vasselage. Le duc n’attend qu’une occasion d’être assez garanti pour se détacher de la France, parce qu’il ne peut supporter la dureté avec laquelle Louis XIV traite ses amis… » Le prince Eugène était chargé de promettre la restitution de Pignerol, la libération de Casale, occupée par les Français, les subsides de l’Angleterre, les secours des forces de l’Autriche et de l’Espagne. Ce que le prince Eugène répétait après l’abbé Grimani, Victor-Amédée le savait, vingt fois il l’avait repassé dans son esprit ; seulement l’empereur était loin, les secours de l’Espagne, toujours maîtresse de Milan, pouvaient être insuffisans, et la France était là avec ses forces. Se prononcer trop Vite, c’était amasser sur sa tête un effroyable orage. Victor-Amédée louvoyait, et en attendant il faisait accorder