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et M. Vitet a insisté sur ce point, que le but moral de ses œuvres n’y soit aussi pour une grande part ; mais ce qui caractérise nettement l’intention, n’est-ce pas la composition et le style ? Là sera toujours l’écueil des productions véritablement dangereuses. Que serait Manon Lescaut sans le style ? Une vulgaire aventure dont les situations délicates deviendraient aussitôt pour les sens de grossières excitations. Quant au cœur et à l’esprit, c’est le droit de l’écrivain de leur tendre des pièges ; c’est à nous en même temps de nous défendre et de nous rassurer, et si nous sommes enivrés, en revanche ne sommes-nous point avertis par ces grandeurs, ces misères, ces fatalités de la passion ? Les tyranniques exigences du cœur nous attirent, il est vrai, plus qu’elles ne nous effraient ; mais si le romancier peut en être quelquefois le juge, il doit en être plus souvent le témoin et le narrateur. C’est heureusement une des grandes et fécondes lois de la nature humaine qu’en ces sortes d’accidens l’expérience des autres ne nous détourne point de notre propre expérience, et que nous ayons foi dans nos propres efforts. Un tel spectacle doit nous éclairer ; sous peine d’immobilité morale, peut-il nous retenir ?

On a suivi avec un plaisir manifeste M. Vitet dans ses appréciations sur les romans de M. Sandeaun. Chacune de ces œuvres charmantes a été exposée et définie en quelques lignes d’une façon aussi claire que correcte, aussi profonde que précise. Il faut voir de véritables modèles de critique dans ces divers jugemens, où percent au même degré la conviction émue et la froide analyse. Nous ne saurions rien ajouter à tant d’esprit et à tant de raison. Nous n’en détacherons qu’un seul conseil, dont l’importance est manifeste aujourd’hui que le talent véritable lui-même ne se défie point assez de la spéculation, toute légitime qu’elle puisse être : « Partagez vos faveurs ; donnez quelquefois au théâtre une primeur de vos pensées ; ne lui sacrifiez plus vos romans. Si bonne et si féconde que soit une semence, on n’en peut tirer deux moissons. » Puis, à propos d’une œuvre qui est née ici même, et que le public a si bien accueillie, la Maison de Penarvan, M. Vitet, en parlant de la religion des souvenirs, a prononcé une phrase qui est l’expression souveraine de l’éloquence et de la justice, et en la détournant un peu, ne pourrait-on pas l’appliquer à la littérature contemporaine ? Puisque telle est son influence sur les mœurs, qu’elle peut tantôt en élever, tantôt en abaisser le niveau, n’est-il pas opportun de la maintenir étroitement dans ses conditions naturelles d’indépendance et de dignité ? Si, dans les idées religieuses, le pasteur a charge d’âmes, on peut dire que dans la vie commune l’écrivain a charge de caractères. Là se rencontre, pour le poète comme pour le romancier, le devoir de montrer ce que nos misères et nos défaillances peuvent étouffer d’idées généreuses, et même ce que certains enthousiasmes irréfléchis peuvent compromettre de vérités qu’on n’oublie jamais impunément. La littérature n’y aurait pas sa raison d’être, qu’elle y trouverait encore son propre intérêt. Sa dignité veut qu’elle se suffise à elle-même, et si elle peut attendre des circonstances extérieures quelque secours, une heure de liberté lui sera plus utile que dix ans de gloire.

Eugène Lataye.

V. de Mars.