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patriote, ils le félicitaient et l’encourageaient en le portant aux nues et en raillant les autres. C’était du délire ; mais Frix était calme et impassible. De temps en temps il se tournait vers Margaride, qui était aussi blanche que le mouchoir qu’elle tenait sur ses lèvres. Il la regardait en souriant, non par orgueil, mais pour la rassurer. Elle ne le quittait pas des yeux et avait peine à étouffer un cri d’effroi, lorsqu’elle voyait le taureau s’élancer sur lui. Marioutete, assise à côté d’elle, s’apercevant de son émotion, ne cessait de crier : — Il va être pris, il va être pris. Je ne donnerais pas un chiffon de sa vie.

Il y avait une autre personne qui sur le théâtre paraissait autant que Marguerite et Marioutete prendre intérêt à la course. C’était Angoulin, qui jetait de temps en temps sur Moucadour des regards qui eussent pu paraître étranges, mais que personne ne songeait à intercepter.

À côté des écarteurs sérieux dans les courses, il y a presque toujours un bouffon chargé d’amuser la galerie. Le clown de cette course était un nommé Petit-Pierre. Grêle, chétif, de taille exiguë, le plus souvent coiffé d’un chapeau mou et déformé, vêtu d’une blouse multicolore, il s’amusait à faire la roue pendant que le taureau parcourait l’arène, ou bien, déguisé en femme, il accompagnait l’animal terrible au moment où on le ramenait à la loge, et lui faisait force révérences. Cet homme, qui aimait Frix parce que celui-ci s’était toujours montré bon camarade, s’approcha de lui pendant la course. — Mon garçon, lui dit-il, tu joues un jeu de dupe. Moucadour est un coquin qui veut te faire casser les reins. Quand tu écartes, il tient la corde lâche, et laisse le taureau presque en liberté.

— Bah ! répondit Frix, je m’en soucie peu. Les autres lui auront donné la pièce pour me faire prendre.

— Il y a quelque chose de plus là-dessous, dit Petit-Pierre ; le bétail est bien mauvais, prends garde à toi.

— Merci, répondit Frix. Je n’ai pas peur des taureaux. Ce sera un compte à régler plus tard avec maître Moucadour.

L’étoile du soir brillait depuis longtemps au ciel, les prairies de la vallée commençaient à se couvrir d’un brouillard argenté, les Pyrénées disparaissaient dans la brume du soir, lorsque finit la première journée de la course, car toute course est une pièce en deux actes, et le second, conformément aux règles d’Aristote, est plus intéressant que le premier, surtout pour les écarteurs, car il renferme le dénoûment, c’est-à-dire la distribution des prix. Les musiciens, qui pendant cinq heures n’avaient cessé de jouer le même air (les premières mesures de la marche des Puritains), descendirent de leur estrade et reprirent, accompagnés des écarteurs, le chemin du cabaret de Moucadour. Frix, resté en arrière, trouva le moyen de