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sur le champ de bataille. On se souvient que Chryséis et ses enfans se trouvaient comme otages chez le perfide Ali, et que leur délivrance dépendait du salut de ce dernier. Marc éprouvait pour cette femme jeune, belle et dévouée, une tendresse passionnée, bien différente de l’affection stoïque que les Souliotes portaient à leurs fières compagnes. Les femmes de Souli, remarquables surtout par leur intrépidité, aussi habiles que les hommes à manier les armes, avaient une âme toute virile, dans laquelle le patriotisme, l’honneur, la haine des Turcs ne laissaient aucune place à de plus doux sentimens. Chryséis, élevée à Corfou, était au contraire douée de tous les charmes et de toutes les grâces de son sexe. L’amour que Botzaris avait pour elle, les cruelles angoisses et la douleur que lui causait sa périlleuse captivité, ont laissé des traces dans les poésies populaires de cette partie de la Grèce. Les improvisateurs de l’Épire semblent avoir compris ce côté intime de l’existence de leur héros de prédilection et deviné la source de ses secrètes tristesses. Ils ont chanté la bravoure et les faits d’armes des Moscho et des Chaïdo[1], mais ils ont consacré à Chryséis leurs plus touchantes complaintes et leurs plus mélancoliques accens :


« Chryséis est assise auprès de son métier doré, mais ses yeux ne suivent point sa broderie : ils regardent les nuages et courent après eux.

« Mon cœur est fermé maintenant, il ne s’ouvre plus et ne rit plus comme autrefois ; mes yeux répandent des pleurs, ils forment un lac, une mer. »

« Apportez-moi mes habits de deuil (dit une autre chanson) ; depuis trois mois, je n’ai pas eu de ses nouvelles. Il est mort, ou il m’oublie.

« Un petit oiseau s’arrête sur un cyprès : — Il n’est pas mort et il ne t’oublie point. Il combat les Turcs à Variadès, à Systrani, à Lelôvo. Il a promis dix mille têtes au pacha pour te ravoir ; six mille sont déjà tombées sous ses coups. Ali pleurera bientôt en te voyant partir. »


Ces derniers mots semblent indiquer que le vizir devint amoureux de sa captive. Nous avons recueilli un détail plus significatif à ce sujet de la bouche de l’un de ces bergers que l’on rencontre faisant paître leurs troupeaux à l’ombre de la forêt d’oliviers séculaires qui environne Athènes. Malheureusement nous n’avons pu retenir et inscrire sur nos tablettes qu’un court fragment de la chanson qu’il nous fit entendre : il montre avec quel légitime orgueil Chryséis traitait le redoutable pacha.


« Verse-moi à boire, lui dit Ali, et laisse-moi te contempler tandis que je viderai la coupe que tu m’auras remplie.

« Chryséis rougit de honte et de colère. — Je ne suis point ton esclave pour te verser à boire, dit-elle ; je suis petite-fille et fille de primats, et femme de Botzaris ! »

  1. L’une, la mère de Photos Tsavellas, l’autre, sa sœur, s’étaient distinguées par leur valeur dans les précédentes guerres de Souli.