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dans la bouche de Botzaris mourant : « Constantin, mon frère, n’arrête pas le combat. Souliotes, ne me pleurez point, mais écrivez à ma femme, la malheureuse femme, qui est dans le pays des Francs, à Ancône, écrivez-lui qu’elle ne pense plus qu’à nos enfans[1]. »

L’image, douce et triste de Chryséis demeure comme un touchant symbole de silencieux dévouement, de sacrifices obscurs, de secrètes souffrances, à côté des grandes actions et de la gloire de son vaillant époux. D’Ancône, elle passa à Zante, et l’on ne peut mieux donner une idée de la vie pleine de privations qu’elle y mena qu’en citant un fragment d’une lettre que le comte Capodistrias lui écrivit en 1827 :


« … Mon frère reçoit la commission de vous continuer une pension de 30 talaris par mois (environ 150 francs) jusqu’à ce que la nation puisse vous assurer une existence. Elle ne répondra pas à la dette que lui imposent les services de Marc Botzaris : cela dépasserait les ressources actuelles ; mais elle vous offrira au moins la mesure de sa reconnaissance en vous procurant les moyens d’en jouir en repos et dans le sein de votre terre natale[2]. »


De Zante, Chryséis se rendit plus tard à Athènes, où elle vit encore dans une retraite profonde, d’une pension de 6,000 francs que lui fait le gouvernement grec[3]. Nous trouvant un jour dans la rue d’Éole à l’heure où les Athéniens s’y assemblent pour discourir, en plein air et à grand bruit, de la chose publique et de leurs propres affaires, comme leurs ancêtres le faisaient sous les portiques de l’Agora, nous vîmes s’avancer une femme vêtue de noir, les pallikares se ranger aussitôt sur son passage et la saluer avec respect. — Quelle est cette femme ? demandai-je. — La veuve de Marc Botzaris, me répondit-on. — Sa taille était un peu courbée par les années ; mais le temps n’avait point effacé de son visage les traces de son ancienne beauté, et l’on reconnaissait encore, à la grande régularité de ses traits et à la douceur de sa physionomie, la Chryséis chantée par les poètes.

Le colonel Gamba raconte que Byron versa des larmes en apprenant le trépas de Botzaris, auquel il avait l’intention de consacrer tout un poème dont il ne laissa par malheur que quelques fragmens à peu près illisibles. Il est à jamais regrettable que la mort ait empêché le chantre du Giaour d’achever son œuvre. Byron

  1. Recueil de M. S. Zampélios.
  2. Correspondance du comte Capodistrias, recueillie par ses frères et publiée à Genève en 1839 par M. Bétant, l’un de ses secrétaires.
  3. Les deux filles de Botzaris ont été dotées en biens territoriaux. Son fils Démétrius est actuellement lieutenant-colonel et aide-de-camp du roi Othon.