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féminines, le tact, la sympathie, le souci des nuances, de sorte que l’œil le plus exercé peut se tromper devant cette œuvre, à laquelle ont coopéré seules les facultés les plus fines de l’esprit. Supposez en outre que cet auteur, dont toutes les facultés, que je qualifie de féminines, sont déjà sollicitées par le sujet qu’il traite, exerce une de ces professions qui ont pour mystérieux résultat de rapprocher la nature de l’homme de celle de la femme, la profession d’ecclésiastique par exemple, et l’illusion sera complète. De tous les types humains en effet, le prêtre est celui qui se rapproche le plus de la femme. Le prêtre a beau être viril par caractère, son métier l’oblige à employer les armes des femmes. Toutes les qualités féminines lui sont recommandées par son devoir : la douceur et la patience lui sont imposées par4fi caractère dont il est revêtu ; la persuasion est son moyen d’action le plus légitime. La nécessité où il est de conseiller, de soutenir, de consoler les âmes souffrantes, l’oblige à procéder avec plus de tact et de ménagemens que ne le font les autres hommes, à pénétrer plus profondément dans les replis de la conscience, à tenir plus de compte des subtils mobiles d’action du cœur humain. Cette manière d’agir et de juger, qui n’est d’abord qu’imposée par le devoir, se transforme en habitude par une longue pratique, si bien qu’à la fin l’âme se trouve entièrement féminisée. Il serait donc extrêmement difficile, à la lecture de certains écrits anonymes roulant sur des sujets limités, spéciaux, qui intéressent également la piété féminine et le zèle ecclésiastique, de dire si cet écrit est l’œuvre d’une femme pieuse ou d’un homme qui exerce un ministère religieux, surtout lorsque ces écrits viennent d’un pays comme l’Angleterre, où les clergymen et les femmes se partagent certains domaines de la littérature d’imagination. La difficulté diminue lorsque l’auteur abandonne ces peintures restreintes de la société, qu’il cesse défaire exclusivement appel à certaines sympathies, et lorsqu’il essaie de tracer un plus vaste tableau de la vie humaine. Alors, bon gré, mal gré, le sexe de l’auteur s’accuse, s’il ne se dénonce pas. Tel est le cas de M. George Elliott. Si la lecture des Scènes de la Vie cléricale nous avait fait supposer que l’auteur pourrait bien être une femme, la lecture d’Adam Bede nous incline à pencher du côté du sexe fort. En réalité, l’auteur semble tenir des deux sexes. Or, ainsi que nous venons de le dire, comme les ecclésiastiques seuls jouissent, par une faveur spéciale des circonstances, de ce privilège d’androgynéité, nous prendrons sur nous d’avancer qu’à notre avis l’auteur d’Adam Bede est un ministre de l’église établie.

Toutefois ce n’est qu’en tremblant que nous avançons cette supposition, car dans le pays même de l’auteur les avis sont très partagés.