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nous occupe n’a aucun de ces caractères. Une bienveillance sereine qui ne se dément pas, une impartialité sympathique et en quelque sorte lumineuse qui éclaire également tous les personnages mis en scène, une équité stricte dans l’appréciation des actions de la vie humaine, règnent d’un bout à l’autre de ce roman. Telle est la seule raison sur laquelle je puisse appuyer l’hypothèse que ce livre est l’œuvre d’un clergyman plutôt que d’une femme. Si cette raison n’est pas bonne, rien n’empêche d’attribuer au sexe féminin l’honneur de cet aimable récit.

J’ai parlé de l’attachement scrupuleux de l’auteur à la vérité, et en effet jamais page du écuyer ne fut soumis à son seigneur suzerain avec plus de fidélité naïve que l’ingénieux conteur ne l’est à l’humble réalité. L’amour de la réalité est à la fois l’essence et le charme du livre, il en est le principe, l’intérêt poétique et la leçon morale. Attachement est bien le mot véritable pour exprimer ce sentiment singulier que l’auteur considère comme un devoir et appuie sur des doctrines religieuses. Dans la pensée de M. George Elliott, il est évident que cet attachement strict à la réalité est le premier devoir d’une âme véridique et protestante, de sorte que le système littéraire que nous nommons le réalisme serait le seul qu’un chrétien pût légitimement avouer. Laissons l’auteur développer lui-même sa doctrine littéraire. Nous avons aussi en France des réalistes ; il peut être curieux de comparer leurs doctrines avec celles de leurs confrères d’Angleterre.


« C’est pour cette rare et précieuse qualité de la vérité que ces peintures hollandaises, méprisées des gens à l’esprit dédaigneux, m’enchantent si fort. Je trouve une sorte de sympathie délicieuse dans ces peintures fidèles de la monotone existence domestique qui a été le lot d’un bien plus grand nombre de mes semblables qu’une vie de pompe ou d’indigence absolue, pleine de souffrances tragiques ou d’actions éclatantes. Je me détourne sans regret des anges, enfans des nuages, des prophètes, des sibylles et des guerriers héroïques, pour contempler une vieille femme courbée sur son pot de fleurs ou mangeant son dîner solitaire,… ou bien cette noce de village qui se passe entre quatre murailles enfumées où l’on voit un fiancé maladroit ouvrir gauchement la danse avec une fiancée aux énormes épaules et à la large figure… « Pouah ! dit mon ami l’idéaliste, quels vulgaires détails ! Vaut>il bien la peine de prendre tant de soins pour nous donner les portraits exacts de vieilles femmes et de paysans ? Quel vulgaire mode d’existence ! Quels gens laids et grossiers ! »

« Mais j’espère que les choses peuvent être aimables sans avoir besoin précisément d’être belles, n’est-il pas vrai ? Je ne suis pas du tout sûr que la majorité de la race humaine n’ait pas été fort laide, et même, parmi ces lords de leur espèce, les Anglais, les faces écrasées, les nez mal formés et les traits sans fraîcheur ne sont pas des exceptions éclatantes. Cependant