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dont je touche les mains, à qui je dois céder le pas avec une affectueuse politesse. Les pittoresques lazsaroni ou les romantiques criminels ne sont pas aussi nombreux que nos vulgaires laboureurs, qui gagnent leur pain et le mangent vulgairement, mais honnêtement, à la pointe de leurs couteaux de poche. Il est plus important que j’aie en moi une fibre sympathique pour le grossier citoyen qui pèse mon sucre en cravate et en gilet mal assortis que pour le plus beau coquin de la terre à l’écharpe rouge et au panache vert. Il est plus important que mon cœur se gonfle d’admiration devant l’acte d’aimable bonté de quelqu’une des très imparfaites personnes qui partagent le même foyer que moi, ou du clergyman de ma paroisse qui est peut-être trop corpulent, et qui d’ailleurs n’est à aucun égard un Oberlin ou un Tillotson, que devant les hauts faits de héros dont je ne sais rien que par ouï-dire ou devant les sublimes vertus cléricales inventées par quelque habile romancier. »


Telle est la théorie réaliste de M. George Elliott. Ce n’est pas seulement, comme on le voit, une théorie esthétique, c’est une doctrine morale et religieuse. L’auteur recommande la reproduction littérale de la réalité non pas seulement au nom de l’art, mais au nom de la morale ; peut-être pense-t-il, comme beaucoup de ses compatriotes et de ses coreligionnaires, qu’il y a dans ce dédain orgueilleux de l’art pour la réalité beaucoup de corruption et de malhonnêteté charlatanesque, que certaines recherches de la grandeur, de la sainteté et du sublime sont une manière d’insulter quelques-uns des meilleurs sentimens de notre nature, que souvent on aspire à être sublime parce qu’on a désappris d’être vrai, et à être saint parce qu’on commence à désapprendre d’être honnête. Il ne dirait peut-être pas brutalement, comme le plus éloquent de ses compatriotes : « Les beaux-arts ! Puisse le diable les emporter et ne plus revenir ! » Il est trop doux et trop bienveillant pour cela ; mais je ne suis pas très sûr qu’il ne pense pas au fond quelque chose de semblable. La théorie de M. Elliott est excellente en elle-même, je la crois en partie fondée, et je suis d’avis que tout artiste qui affiche le dédain de la réalité et qui prétend se passer d’elle ne peut enfanter que des œuvres stériles ; cependant cette doctrine a ses limites et soulève de nombreuses objections, dont nous prendrons la liberté d’indiquer quelques-unes à l’ingénieux écrivain.

M. Elliott voudrait abaisser l’art aux proportions de la commune humanité, afin de le mettre plus directement en relation avec la vie de la foule. Pour lui, l’âme de l’art déviait être la sympathie. Je suis entièrement de son avis ; reste à s’entendre sur la manière dont cette sympathie doit s’appliquer. Oui, la sympathie, mieux que cela, l’amour, est le principe de tout art sérieux ; mais l’amour a, comme on le sait, mille manières de s’exprimer, et il ne faudrait pas le méconnaître parce qu’il dédaignera de s’exprimer dans le langage