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une heure après que la tourmente a cessé. Ces populations rustiques, endurcies par le pratique et salubre travail des champs, exubérantes de force, de santé et de bonne humeur, soumises dans le milieu calme où s’écoule leur vie aux tyrannies de l’habitude et de la routine, exemptes de violentes passions morales, et comme paganisées par leurs relations quotidiennes avec la nature, ne sont pas une proie aussi facile à conquérir pour l’enthousiaste que ces populations maladives des villes manufacturières, que leur imagination surexcitée et leurs nerfs exaspérés par la misère, le dur travail et la vie incertaine prédisposent admirablement aux émotions religieuses. La moindre parole de compassion trouve un écho dans ces cœurs qui aspirent violemment à la sympathie et sont comme affamés de consolation. Aussi Dinah n’avait-elle jamais été récompensée de ses labeurs spirituels dans les campagnes comme elle l’avait été dans les grandes villes manufacturières. « J’ai remarqué, disait-elle avec finesse, que dans ces villages où les gens mènent une vie tranquille, parmi les verts pâturages et les eaux vives, occupés à labourer et à mener paître les bestiaux, les âmes sont singulièrement fermées à la parole, tandis que c’est tout le contraire dans les grandes villes comme Leeds, où je suis allée visiter une fois une sainte femme qui prêche dans ses faubourgs. C’est étonnant quelle merveilleuse moisson d’âmes on récolte dans ces rues aux grandes murailles où vous semblez vous promener comme entre les murs d’une prison, et où l’oreille est assourdie par les bruits du travail ! C’est peut-être que les promesses sont plus douces lorsque la vie est si ténébreuse et si fatigante, et que l’âme est plus affamée lorsque le corps est mal à l’aise. »

Ne croyez pas cependant que cette enthousiaste excentrique qui monte sur les bornes des carrefours des villes et sur les bancs de pierre des places de villages pour prêcher la parole de Dieu soit une âme mystique, livrée aux pratiques de l’ascétisme, impuissante à satisfaire aux conditions de la vie pratique et à les comprendre. Non pas : Dinah est trop Anglaise pour être la proie de ces stériles ardeurs religieuses qui distinguent trop souvent dans les autres pays les natures contemplatives. L’esprit anglais répugne essentiellement à ce détachement absolu des intérêts terrestres, et le tient presque pour immoral. Je ne sais trop s’il n’a pas raison. Dieu seul sait tout ce qui entre d’épicuréisme transcendental, d’indifférence morale et de sécheresse chez les âmes éprises de certaines fièvres religieuses et de certaines tristesses monastiques. On prononce fréquemment les mots de devoir, de dévouement, de sacrifice ; mais c’est à peine si le cœur connaît ces vertus. Sans doute ces âmes cherchent le bien et fuient le mal, cependant je ne suis pas sûr qu’elles n’aiment pas le bien comme une volupté dont elles jouissent,