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et il est possible qu’elles haïssent moins le mal qu’elles n’en sont blessées. L’extrême délicatesse de leurs organes et l’extrême finesse de leurs sens défendent à ces mystiques de prendre à aucune chose le robuste intérêt qui raffermit le cœur, le vivifie et le réchauffe. Au sommet des montagnes, la lumière a perdu les ombres qui, dans la vallée, semblaient la déshonorer : elle se déroule sous les yeux dans toute sa pureté et tout son éclat ; oui, mais ses rayons se reflètent dans de froids glaciers et éclairent une végétation stérile. Quand on a approché de quelques-unes de ces âmes et qu’on a fait certaines expériences intellectuelles, on aime réellement à faire violence à ses admirations, on sent croître son estime pour ces hommes qui ne sont ni des saints, ni des stoïciens, ni des contemplateurs, mais dont les vertus modestes et la piété active sont comme la lumière mélangée d’ombres de la vallée. Ceux-là ne vous entraîneront pas dans des ravissemens sublimes et ne vous feront pas connaître le secret des profondes émotions, mais auprès d’eux vous trouverez cette sympathie de tous les jours, qui est comme le pain quotidien de l’âme, des consolations affectueuses sans cette éloquence qui vous anéantit plus qu’elle ne vous relève, et des conseils sans pitié hautaine ni dédaigneuse compassion. C’est pour toutes ces raisons, je crois, que M. George Elliott a dessiné avec tant d’amour le portrait de Dinah Morris. Dinah n’était point une de ces saintes contemplatives dont on ne peut s’approcher, et qui, sauf les heures du sermon et de l’office, n’ont aucune relation avec leurs semblables. Elle voyait les pauvres paysans et les pauvres ouvriers ailleurs que sur les places publiques où elle les prêchait, elle avait soigné leurs enfans malades, elle les avait aidés dans le besoin, elle avait veillé leurs morts. Le sacrifice actif, le dévouement pratique étaient l’âme de sa vie ; loin de renoncer à l’action ou de s’y résigner pieusement, elle la recherchait au contraire avec ardeur. En un mot, sa piété était zélée, et elle avait cru que le meilleur moyen de devenir la servante de Dieu était de se faire la servante des hommes. Elle était bonne ménagère autant qu’éloquente prêcheuse, et savait sarcir une paire de bas troués aussi habilement que convertir une âme. Un seul point était obscur dans cette remarquable personne : était-elle capable d’un amour plus terrestre que celui qui est inspiré par la charité ? Elle ne s’en jugeait pas capable elle-même, et toutes les fois qu’elle s’était interrogée en silence et qu’elle avait consulté sa Bible, une voix intérieure lui avait répondu : « Non. » C’est ce qu’elle expliqua avec une douceur charmante au jeune charpentier méthodiste Seth Bede, garçon pieux et d’une tournure d’esprit mystique, qui s’était épris d’amour pour elle. « Mon cœur n’est pas libre pour le mariage : c’est bon pour les autres femmes, et c’est un état béni que celui