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plus de bien et il est moins loin de Dieu que s’il vagabonde à la suite de quelque prédicateur, et qu’il s’abêtisse à nasiller et à marmotter des prières. »

Voilà le personnage favori de M. Elliott : un artisan pratique, courageux et loyal, qui aime ardemment son métier et accomplit bravement son devoir. L’auteur l’installe hardiment à côté des brillans héros de roman, et réclame en son nom droit d’entrée pour la commune honnêteté dans les domaines de l’art. Adam Bede avait-il droit à cet honneur ? — Non, répondrait quelque pédant, gardien entêté de quelque système de sublime et inflexible esthétique, car ce personnage, tel qu’il nous est présenté, viole une des principales règles de l’art. Ses sentimens n’ont rien de commun, mais ils sont cependant en parfait rapport avec son métier et sa condition. Adam Bede est bien là où il est ; on ne lui voudrait pas une autre place. Il n’y a aucun contraste entre sa nature et sa condition. — Nous laisserons dire cet entêté pédant, et nous écouterons de préférence M. Elliott expliquant la moralité de ce caractère et les raisons qui le lui rendent cher. Il l’aime parce que c’est un de ces hommes qui font humblement et modestement la grosse besogne de ce monde, un de ces hommes sans lesquels la terre serait moins verte qu’elle ne l’est. Si l’art, nous dirait-il, a toujours aimé à s’emparer du soldat idolâtre de son sanglant métier, pourquoi n’accepterait-il pas l’artisan qui aime ses outils comme des armes, et son état comme le champ de bataille de sa destinée ?


« Adam, comme vous voyez, n’était pas un homme merveilleux » ni, à proprement parler, un génie ; cependant je ne veux pas prétendre qu’il fût un caractère ordinaire parmi les ouvriers, et il serait faux de conclure que le premier venu que vous rencontrerez avec un panier d’outils sur l’épaule et un bonnet en papier sur la tête a la vigoureuse conscience, le vigoureux bon sens, et ce mélange de sensibilité et de fermeté qui caractérisaient notre ami Adam. Adam n’était pas un homme ordinaire. Cependant ses égaux se rencontrent en assez bon nombre dans chaque génération de nos artisans des campagnes. Ils naissent avec un héritage d’affection maintenu par une vie simple, vie de besoins communs et d’industrie commune, avec un héritage de facultés exercées par un habile et courageux travail ; ils font leur chemin rarement comme hommes de génie, plus communément comme honnêtes gens prenant de la peine, mettant tous leurs soins et toute leur conscience à faire bien les tâches qui leur sont confiées. Leurs vies n’ont pas eu d’écho au-delà de leur voisinage ; mais vous êtes sûrs de trouver presque toujours dans le lieu qu’ils habitaient leur nom associé pendant une ou deux générations après leur mort à quelque bout de route excellente, à quelque édifice, à quelque nouvel emploi d’un produit minéral, à quelque progrès agricole, à quelque réforme des abus de la paroisse. Ceux qui les employaient sont devenus plus riches par eux, l’ouvrage sorti de leurs mains a fait boa usage, l’œuvre de leur intelligence a bien guidé les mains des autres ouvriers.