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et Manzoni doit la meilleure part de sa renommée à son roman des Fiancés. Si la paresse entre pour beaucoup dans notre indifférence à l’endroit de la poésie italienne, on en peut trouver aussi l’excuse dans l’adoption au-delà des Alpes d’une langue particulière pour les poètes, langue qui use des inversions avec une liberté inouïe, et qui, avec une hardiesse non moins surprenante, coupe les mots, les abrège au moyen d’incessantes syncopes, ou les allonge par des syllabes parasites qui les rendent méconnaissables. La lecture des poètes italiens exige, même de ceux qui connaissent le mieux les prosateurs, une étude spéciale soit du sens, soit du rhythme. Il est encore nécessaire d’entendre souvent débiter des vers italiens par une bouche italienne avec cette singulière harmonie dont nos voisins ont seuls le secret. On a dit que les vers français, une fois la mesure rompue, faisaient d’excellente prose : en Italie, on retrouverait toujours les membres épars du poète. Chez nous, la poésie n’est qu’une langue, la plus belle de toutes à coup sûr, et, si l’on veut, celle des dieux; mais enfin elle est toujours un instrument propre à l’expression de la pensée. Pour écrire en vers, même sans en exclure la fantaisie, nous ne nous croyons pas dispensés d’être clairs et intelligibles, ni de donner à nos conceptions ce degré de précision qu’elles doivent avoir, lorsqu’elles cessent d’être exclusivement personnelles, pour entrer, en se produisant au dehors, dans le domaine public. Les Italiens au contraire n’écrivent en vers que pour satisfaire un impérieux besoin de leur nature; ils ne chantent que pour s’écouter eux-mêmes et s’enivrer d’harmonie. La poésie n’est pas à leurs yeux un moyen d’expansion et de communication avec leurs semblables, c’est une nouvelle manière de se replier en soi sans nul souci des autres. S’ils y voient une langue, ce n’est qu’une langue vague, indéterminée comme la musique, à laquelle on ne peut demander, sans lui faire violence, l’expression précise de la pensée, et qui ne rend avec bonheur que les sensations.

Sans doute cette façon de comprendre la poésie n’est pas commune à tous les Italiens. Les vrais poètes savent contenir dans de justes limites le goût des vives images, des mots sonores, des cadences harmonieuses qui est au fond de toute âme méridionale. L’effort qu’ils font pour donner à la pensée la place qu’on ne saurait impunément lui refuser constitue même la meilleure part, et la plus méritoire, de leur talent. Il y a au-delà des Alpes deux écoles poétiques : l’une s’attache à trouver de grandes pensées et à les revêtir des formes les plus pures; elle n’a pas d’expression plus élevée que l’immortel Leopardi. L’autre relègue la pensée au second plan pour mettre au premier le sentiment, la couleur et l’image : Manzoni est