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des impôts, trouvait moyen, dit-on, de les doubler à son profit. Odoacre, avare et prodigue à la fois, fermait les yeux sur ces pillages, dont il s’attribuait une part. Cette cupidité, jointe à sa cruauté naturelle, tourna plus tard contre lui, et précipita sa ruine.

La tombe des empires est comme leur berceau : les légendes voltigent alentour, et la vérité historique y prend parfois l’allure poétique des fables. Ainsi le pauvre moine que nous avons vu lié par sa prescience merveilleuse à l’avènement d’Odoacre se rattache encore à son déclin. Le porte-lance de la garde des césars, pendant sa vie obscure de soldat, avait eu constamment présens à la mémoire la prophétie et le prophète ; guettant l’occasion au milieu des troubles de l’Italie, il l’avait saisie lorsqu’elle s’était présentée comme on saisit un bien qu’on attend, et que Dieu lui-même vous a promis. À peine installé au palais de Ravenne, il écrivit à Séverin, lui rappelant en quelques lignes d’une tendresse respectueuse sa visite à l’ermitage du Kalenberg, sa pauvreté d’alors et la prédiction qui venait de s’accomplir. La lettre se terminait par ces mots : « Si ton cœur forme quelque vœu, ô père vénéré, confie-le-moi, et il sera satisfait. » Le saint demanda au nouveau maître de l’Italie de lever une condamnation d’exil qui pesait sur un Italien nommé Ambroise : il ne voulut rien de plus. A. ce propos pourtant, il annonça la courte durée de cette puissance qui semblait alors si solide, et lui-même prit à la chute d’Odoacre une part involontaire et fatale.

Séverin voyait son propre royaume déchoir sous la pression de dix peuples barbares, qui, se poussant l’un l’autre comme les vagues de l’Océan, envahissaient le Norique pied à pied. Ses villes succombaient aux attaques, ou étaient désertées par leurs habitans ; ses moines périssaient à la tâche, et lui, infirme et vieux, couvrait la retraite de son peuple, d’une contrée à l’autre, jusqu’aux limites orientales du Norique. Après sa mort, Odoacre transplanta en Italie ces populations restées sans maître, et avec elles le cercueil du moine qui les avait protégées et gouvernées pendant vingt ans ; mais dans cette visite des bords du Danube, faite à la tête d’une armée italienne, le Ruge eut à combattre ses propres compatriotes, qu’il détruisit presque entièrement, et dont il emmena le roi prisonnier. La guerre des Ruges le mit en contact avec les Ostrogoths, et suscita Théodoric, son rival et son vainqueur.

Odoacre comme personnage historique fut un homme de transition, et son règne le point de partage entre l’époque romaine et l’époque barbare. À son gouvernement, qui était une tyrannie militaire fondée par des Barbares soldats de Rome, succéda une conquête véritable opérée par des Barbares étrangers. Théodoric, roi ostrogoth d’Italie, remplaça le roi Odoacre, patrice romain d’Occident.


AMEDEE THIERRY.