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naître à chaque instant, il faut qu’il y ait, sinon une loi précise, du moins certaines règles préservatrices, — sinon une autorité supérieure, du moins quelques moyens d’entente et d’arbitrage acceptés de tous les gouvernemens. Il y a en Europe des intérêts généraux et collectifs dont le règlement exige une sorte d’organisme collectif aussi et général. Cet organisme, essentiel pour le maintien de la paix, l’on croyait l’avoir trouvé depuis quarante-cinq ans dans ce que l’on appelait le concert européen. Depuis quarante-cinq ans, les grandes affaires qui entraînaient des changemens dans la distribution des territoires ou la formation d’états nouveaux s’étaient décidées dans les délibérations communes des cinq grandes puissances. Personne, semblait-il, ne tentait de vider avec son adversaire direct, comme une querelle particulière, des conflits où étaient engagés les intérêts généraux de l’Europe, et il semblait aussi que personne ne fût disposé à admettre, dans le cas où l’entreprise eût été essayée, que des questions d’un intérêt général pussent être revendiquées par deux puissances à l’exclusion des autres, dérobées à l’arbitrage collectif, et, comme on dit aujourd’hui, localisées. Cette sorte d’accord tacite a régné en Europe pendant quarante-cinq ans. Il en est résulté de bonnes choses et des choses mauvaises : au sein même du concert européen, il s’était formé des contrepoids accidentels et variables, tantôt par l’alliance particulière de la France et de l’Angleterre, tantôt par l’intimité des trois cours du Nord ; mais l’on doit reconnaître en somme que cette convention mal définie du concert européen a été une grande garantie de paix, et qu’à ce point de vue elle a été utile aux progrès de toute sorte accomplis dans la civilisation européenne pendant cette miraculeuse trêve de près d’un demi-siècle, que beaucoup d’esprits honnêtes considéraient comme l’aurore de la paix perpétuelle. Cette puissante garantie, ébranlée par la guerre de Crimée, n’a pas résisté à la guerre d’Italie. Il serait superflu de disserter maintenant sur les causes et les auteurs de la chute de ce système ; quand les faits sont irrévocablement accomplis, les controverses rétrospectives ne servent plus qu’à brouiller les idées. Il suffit à la politique positive de bien discerner ces faits accomplis, car elle est obligée d’y prendre son point de départ et d’y chercher une base certaine. Reconnaissons donc dans la ruine de la convention du concert européen une des causes profondes du trouble actuel des esprits, et joignons cette cause d’insécurité à celle que nous venons de signaler dans l’éclipse des institutions constitutionnelles en France et ailleurs.

Quand on remonte ainsi avec bonne loi,.avec modération, avec impartialité, aux vrais motifs du malaise moral que trahit l’attitude des gouvernemens et des peuples, l’on n’est plus étonné de la forme sous laquelle ce malaise se manifeste aujourd’hui. L’effet ne scandalise ni n’étonne ceux qui ne se couvrent pas les yeux d’un bandeau pour ne pas voir la cause. L’Europe sent d’instinct qu’elle ne pourrait plus compter avec sécurité sur la paix, si les gouvernemens redevenaient maîtres, comme ils l’étaient sous l’ancien régime, d’engager la puissance militaire des nations sous l’inspiration d’une politique qui mûrirait ses desseins dans l’ombre, et les ferait éclater à l’improviste. L’Europe vient de voir en outre que la garantie des délibérations diplomatiques des grandes puissances n’a pas été suffisante pour empêcher la guerre ; elle s’aperçoit que cette garantie sur laquelle elle