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et d’autre des torrens de sang. Mazarin, désormais sûr de la victoire, aima mieux la demander au temps qu’à la force. Il laissa Bordeaux se consumer dans ses propres divisions, et attendit qu’elle vînt d’elle-même recourir à la clémence royale. Le père Berthod, empruntant tous les déguisemens, bravant tous les périls, allait sans cesse de Lormont, où était le quartier-général de l’armée, à Bordeaux, y conférait avec les principaux amis du roi, recueillait leurs conditions, les portait à Lormont, et les y faisait accepter : vaste amnistie, rétablissement des privilèges de la ville, des magistratures municipales, et même quelque temps après du parlement, tout avait été prévu, délibéré, consenti des deux côtés. Les honnêtes gens levaient partout la tête; des femmes même prenaient part aux conspirations[1]. Il y avait à Bordeaux une ardente et brave jeunesse, ouvertement déclarée contre l’Ormée, fort semblable à cette jeunesse dorée qui, à Paris, à la fin de la terreur et au commencement du directoire, se plaisait à insulter et à poursuivre les jacobins à demi vaincus. Plus courageuse, celle de Bordeaux, en 1653, faisait face à un ennemi redoutable encore, et elle s’en allait sur les places publiques, au risque de rencontres sanglantes, crier : Vive le roi et la paix ! Ce cri devint bientôt général, tout-puissant, irrésistible.

Mazarin avait pour principe de ne pas poursuivre ses ennemis à outrance; il aimait mieux les séduire, s’il était possible, ou du moins s’en défaire à de bonnes conditions, plutôt que d’avoir à les exterminer. Il craignait toujours que la flotte espagnole qui était au bas de la Gironde ne se décidât à livrer un combat à la flotte royale pour délivrer Bordeaux et sauver la fronde; il craignait quelque résolution soudaine de Cromwell, comme celle qui l’année précédente lui avait fait saisir en pleine paix dans la Manche les vaisseaux français allant au secours de Dunkerque; il connaissait l’énergie et la férocité de Marsin, qui, n’ayant plus rien à ménager, pouvait s’ensevelir sous les ruines de Bordeaux. Il fut donc trop heureux lorsque Gourville[2], qui passait à son service en quittant celui de La Rochefoucauld, s’engagea à terminer l’affaire de Bordeaux, s’il pouvait porter aux amis de Condé des propositions honorables. Déjà on avait gagné le prince de Conti; il s’agissait, non pas de gagner la princesse de Condé, Mme de Longueville, Marsin et Lenet, dont la fidélité était inviolable, mais de s’en débarrasser en leur permettant de se retirer où il leur plairait avec toutes les sûretés nécessaires. La vengeance n’était pas satisfaite, il est vrai, mais la politique l’était, et Mazarin n’écoutait que la politique. Gourville alla donc à

  1. Mémoires du père Berthod, p. 400, 421, etc.
  2. Mémoires de Gourville, collection Petitot, t. LII.