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français lui-même est envahi par les influences étrangères, croit-on qu’un pays dont la première inquiétude doit être de rester neutre au milieu des luttes européennes puisse présenter du jour au lendemain un ensemble méthodique d’œuvres originales ? dans le mouvement général de fusion qui s’opère, dans cette évolution nécessaire des familles humaines autour d’un centre commun, peut-on croire qu’une exception soudaine sera faite pour l’un des satellites ? Au point de vue intellectuel, la Belgique n’a point à se continuer : il lui faut se créer presque entièrement. Quoi qu’on dise, elle n’est plus la Flandre, elle n’est plus les Pays-Bas ; elle est une nation nouvelle. Elle ne possède point, comme la France par exemple, un fonds ou un tempérament toujours semblable à lui-même sous les transformations superficielles que lui imposent les années et les circonstances. Il faut donc qu’elle essaie de se donner à elle-même cette sorte d’essence qui constitue la personnalité, et où la prendra-t-elle à une époque où les facultés propres des nationalités et des races tendent à disparaître et à se compenser par un échange mutuel ?

Sans doute le génie d’un peuple est quelque chose d’individuel ; mais jusqu’à présent la Belgique, pour conserver peut-être son importance, n’a-t-elle pas trop vécu de la vie des autres ? Il semble que les écrivains belges craignent de s’égarer, s’ils dépassent les limites où le fait demeure à l’état d’accident, où l’idée se présente encore à l’état de sensation. Par cela même que la hardiesse semble surtout faire défaut à leurs habitudes, on ne peut guère s’attendre davantage à rencontrer chez eux une large analyse des grandes passions humaines. La raison en est simple : on ne s’engage pas dans les profondeurs de l’être moral sans quelque lumière qui guide nos recherches. Or, privés de modèles et de traditions littéraires, représentans indécis d’une nationalité naissante, les écrivains belges manquent à peu près complètement de cet idéal intellectuel dont les sociétés depuis longtemps constituées et définies ont seules le privilège. Il leur fallait cependant, et le plus vite possible, asseoir leurs prétentions sur un terrain quelconque ; aussi sont-ils allés droit à cette face toute moderne de l’art qui est d’une observation facile et d’une application immédiate, l’étude de mœurs. Ici encore, les écrivains belges auraient tort de se croire sur le chemin de l’originalité. Assurément les études de mœurs permettent de rassembler des faits instructifs et des détails curieux ; mais l’intérêt en sera tout spécial, et ne dépassera point un certain cercle, si l’écrivain les renferme dans le cadre tout tracé de ses habitudes et de ses observations quotidiennes. Pour être comprises au-delà d’un horizon assez borné, elles exigeront un commentaire perpétuel, dont l’absence les entachera d’obscurité, dont la présence constituera une grave infraction aux règles souveraines de l’art.

Tel est par exemple le principal défaut d’un roman de M. Louis Hymans, la Courte Échelle[1]. Ce volume est rempli d’allusions qu’on ne peut bien comprendre sans être parfaitement-au courant de la politique intérieure de la Belgique, et non pas seulement de ces faits qui intéressent l’histoire générale, mais encore de ces petits événemens qui sont comme autant d’éti-

  1. 1 vol. in-12, édition A. Schnée.