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ces travaux et la liberté absolue dont ils jouissent, ces Français semblent généralement tristes; leur regard a une expression douloureuse comme celui de tous les exilés, car la France lointaine n’est plus qu’un rêve pour eux, et leurs puissans voisins leur ravissent peu à peu le langage, les mœurs, tout, sauf le souvenir de la patrie.

La ville de Saint-Louis est souvent appelée Mound-City ou Cité des Buttes, à cause des monticules de calcaire blanchâtre qui l’environnent. Les rues sont toutes larges, percées à angle droit: celles qui courent parallèlement au fleuve sont désignées d’après leur numéro d’ordre, tandis que les artères transversales portent chacune le nom d’une espèce d’arbre indigène; il est donc très facile de s’orienter à Saint-Louis, et l’étranger nouvellement débarqué n’y éprouve jamais le même embarras que dans nos villes d’Europe. Cependant un profond ravin, parallèle au Mississipi, coupe la ville en deux parties, et par ses nombreuses branches latérales introduit une certaine irrégularité dans les rues qui l’avoisinent. Sur le bord de ce ravin s’élève un simple hangar, modeste embarcadère du chemin de fer du Pacifique, qui doit traverser un jour le continent tout entier d’une mer à l’autre mer, et, dans ses 4,000 kilomètres de parcours, s’élever graduellement jusqu’aux plateaux salins d’Utah, franchir enfin deux chaînes de montagnes, les Rocheuses et la Sierra-Nevada. Cette entreprise, l’une des plus colossales du siècle, a été inaugurée par un baptême de sang que les Américains eux-mêmes, tout blasés qu’ils sont sur le chapitre des accidens, n’ont pu s’empêcher de trouver effrayant. Un matin, les seize directeurs du chemin de fer et les principaux citoyens de Saint-Louis partirent en grande pompe de la gare du ravin pour célébrer l’inauguration du premier tronçon de la voie : la ville était en fête, les maisons étaient pavoisées, le canon tonnait de minute en minute. Le soir, un autre convoi rapportait les cadavres des directeurs et de leurs compagnons : les malheureux avaient été lancés dans la rivière Gasconnade du haut d’un talus de quatre-vingts pieds, et tous avaient été noyés ou écrasés sous les débris des wagons. Aujourd’hui le chemin de fer du Pacifique est terminé jusqu’à la frontière du Kansas, sur une longueur de 500 kilomètres environ.

Quelle que soit l’importance de Saint-Louis, cette grande cité fera bien de ne pas s’endormir dans la sécurité du triomphe, car Chicago, beaucoup plus jeune qu’elle, aspire ouvertement à s’emparer du titre de métropole de l’ouest. Elle ne peut ravir à Saint-Louis ses vastes fonderies et ses forges, mais elle peut lui ôter d’autres branches d’industrie et la primer par son commerce extérieur. Elle a en sa faveur le grand courant de l’immigration et l’esprit d’initiative que donne la liberté. De son côté, Saint-Louis entr’ouvre