Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rement, c’est un économiste; mais il est de ceux que l’économie politique a conduits à la philosophie, et son Système de logique est un ouvrage qu’on ne saurait négliger, pour peu qu’on s’occupe de la recherche des moyens de trouver, de constater et d’établir la vérité. Quoi qu’on puisse penser des principes derniers sur lesquels il se fonde, sa raison, supérieure à ses principes, et son habileté, égale à sa raison, en font un adversaire et un critique redoutable pour les écoles mêmes qui se croient le mieux armées contre ses idées. On peut se séparer de lui, mais il faut compter avec lui. On ne saurait le lire sans éprouver un intérêt vif et combattu pour la sorte de lutte qui semble s’établir dans tous ses ouvrages entre la force de son esprit et ce qu’il faut bien nous permettre d’appeler la faiblesse de ses doctrines fondamentales. L’effort souvent heureux, toujours méritoire, auquel il se livre pour les élever à sa propre hauteur, pour rattacher, tantôt par de solides raisonnemens, tantôt par d’ingénieux paralogismes, des vues justes et profondes à des théories qu’on ne peut qualifier de même, les savans artifices de dialectique à l’aide desquels il réussit à écarter ou à pallier les conséquences malheureuses dont il ne veut pas plus que ses adversaires, enfin une certaine sophistique sincère et à bonne intention qui s’évertue à faire naître le vrai du faux et le bien du mal, rendent certainement M. Mill un des écrivains les plus instructifs et les plus attachans parmi tous ceux qui, dans notre siècle, travaillent à fonder la politique sur la philosophie.

La question qui a donné naissance à son dernier ouvrage est celle de savoir quelles sont les limites du pouvoir que la société doit exercer sur ses membres. Cette question est une de celles qui, depuis dix ans, ont le plus justement préoccupé les esprits sérieux, et il en est peu dont la solution générale soit plus difficile. M. Mill n’a pas tardé à être frappé d’un inconvénient grave qui avait d’abord échappé aux plus habiles maîtres de l’école libérale : c’est qu’en cherchant la liberté politique, on n’était pas certain de sauver la liberté individuelle, si l’on croyait que, pour assurer les droits des hommes, il suffisait d’abolir les anciennes formes du despotisme, et de donner dans la législation et le gouvernement une juste part à l’opinion et à la volonté nationale. Il peut en effet arriver, et la révolution française n’en a que trop souvent fourni la preuve, qu’en pensant avoir tout fait, parce qu’on a donné à la toute-puissance une origine populaire, on ouvre à la tyrannie d’un seul ou de plusieurs, que dis-je? à la tyrannie du plus grand nombre un champ plus vaste et plus facile. D’après le principe qu’il faut venir en aide au plus faible, M. Mill a donc pris en main la cause de l’individu. Il a remarqué qu’avec la liberté personnelle, l’indépendance de la