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navires ou soumettre leurs matelots à la presse. Une flotte respectable pouvait seule atteindre ce but; mais le parti républicain, qui avait pris naissance dans les états agricoles, s’était prononcé de bonne heure contre la création d’une marine nationale. C’était à ses yeux une arme de luxe à la fois coûteuse et dangereuse. à quoi servirait-elle en effet? A protéger le commerce? Mais ne pouvait-on se passer du commerce? et ne vaudrait-il pas mieux y renoncer tout à fait que de ruiner le pays par de tels armemens, et que de l’exposer à la tentation d’entrer en rivalité avec les grandes nations maritimes? Jefferson n’était pas éloigné de partager ces vues; comme chef du gouvernement toutefois, il ne pouvait prendre une attitude aussi tranchée. Donner une apparente satisfaction aux états du nord sans donner de l’ombrage à son parti, doter l’Amérique d’une marine, mais d’une marine économique et pacifique que les républicains pussent voter sans se démentir, et dont le gouvernement pût amuser le pays sans courir le risque d’être entraîné par elle à défendre plus fièrement qu’il ne le voulait l’honneur du pavillon américain, tel fut le problème que Jefferson crut avoir résolu par la construction de ses chaloupes canonnières. Le commerce américain resta sans défense, l’insolence des belligérans s’accrut chaque jour, et d’économie en économie les États-Unis furent enfin menés à la guerre sans avoir rien fait pour s’y préparer. Cette conséquence extrême du système de Jefferson ne devait pas toutefois se produire sous son gouvernement. Pendant sa première présidence, il avait récolté ce que ses prédécesseurs avaient semé; il sut, pendant la seconde, gagner assez de temps pour laisser à ses successeurs le soin de payer les frais de sa propre politique.


IV.

En même temps que l’insolence des belligérans préparait à Jefferson de grands déboires, l’état moral de son parti lui donnait bien des dégoûts. Le désordre se mettait dans la phalange démocratique. De violentes querelles éclataient publiquement dans son sein; elle retournait contre elle-même son arsenal de dénonciations et d’injures, et les accusations réciproques des républicains venaient enfin mettre en lumière tout ce qu’il y avait de dévergondage d’esprit et de corruption dans ce parti, qui avait prétendu se faire le défenseur du gros bon sens américain contre les utopies monarchiques des fédéralistes et le gardien de la morale publique contre « l’escadron mercenaire » de Hamilton. A New-York, la faction des Clinton, après s’être entendue en 1803 avec la faction des Livingston pour suborner la législature, et en obtenir à prix d’ar-