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mens est rarement tapageuse et bruyante; mais au milieu de cette tranquillité abstraite une phrase éclate tout à coup comme une bombe, ou vibre comme une ondulation musicale. L’auteur se parle généralement à lui seul et parle pour lui seul, et cependant on dirait par momens que le milieu dans lequel s’échappent ses paroles est plein d’échos qui veulent bien lui servir d’interlocuteurs. Il a l’amour le plus vif de la réalité et le dédain le plus prononcé pour les apparences extérieures; il n’aime pas à sortir des domaines de la réalité abstraite, qu’il considère comme la seule vraie. Pour lui, toute chose a une âme qu’il faut savoir saisir; une fois que l’âme a été surprise, cette chose n’a plus rien à vous apprendre, et la forme n’a plus aucune importance. Comme on le voit, il regarde le monde plutôt avec des yeux de contemplateur et de curieux qu’avec des yeux d’artiste. Aussi s’inquiète-t-il fort peu en général de mettre en œuvre les nombreux matériaux que la réalité lui offre, et ne se met-il pas en frais d’imagination pour exploiter les secrets qu’il a surpris. Par sa tournure de pensée et sa manière de sentir et de juger, il s’éloigne donc considérablement des tendances qui entraînent la littérature moderne et des goûts du public actuel. Aujourd’hui toute pensée, pour se faire accepter, doit revêtir une forme dramatique ou romanesque, cette forme dût-elle étouffer la pensée et l’absorber au point de la rendre introuvable; lui, il croyait au contraire qu’une pensée ne vaut rien que par elle-même, qu’elle perd la moitié de son prix lorsqu’elle revêt un habit d’emprunt, et que d’ailleurs les pensées qui exigent impérieusement une forme dramatique ou romanesque sont extrêmement rares. Si vous lui aviez dit que la conversion excentrique racontée plus haut pouvait être, pour un conteur doué du génie comique, le germe d’une nouvelle amusante, il vous aurait répondu que vous étiez dans la plus grande des erreurs, et qu’il n’y avait dans une telle histoire que deux points intéressans, un caractère bizarre assez amusant pour être esquissé, un fait moral assez important pour être noté. Nos pères, qui se plaisaient presque exclusivement à la peinture abstraite des sentimens, auraient peut-être approuvé cette manière de penser : aujourd’hui ce n’est qu’en tremblant que j’ai détaché les pages qu’on a lues. Encore ai-je pris la précaution de choisir le fragment le plus court, l’épisode le plus acceptable parmi les nombreux fragmens et épisodes que m’offraient ces manuscrits, afin que si le public me jugeait coupable pour avoir osé lui présenter de telles bizarreries, ma faute me fût plus aisément pardonnée. J’ai donc lancé ce fragment comme préface ou pour mieux dire comme prospectus de chapitres que j’aimerais à détacher successivement, si mon audace pouvait être excusée.


EMILE MONTEGUT.