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son cheval. « Veuillez, dit-il en me voyant partir, veuillez m’excuser de vous offrir une bête fatiguée, mais je l’avais déjà prêtée aujourd’hui, et il y a deux heures à peine qu’on vient de me la ramener. » Le bon cheval n’en fit pas moins résolument ses quinze kilomètres jusqu’à la plantation où je devais me rendre.

Chez les descendans des Missouriens français établis en Louisiane, cette hospitalité est en quelque sorte plus touchante encore que chez les petits habitans créoles. Dans une de mes courses à l’aventure, je m’étais égaré au milieu des bois de pins qui environnent le lac Maurepas ; depuis quelques heures, j’avais épuisé mes petites provisions, et déjà la faim se faisait sentir. Enfin j’eus le bonheur de découvrir un sentier, et après quelques minutes de ’marche j’entrai dans une cabane de Missouriens. Le mari était absent, sa femme et sa fille se trouvaient seules à la maison. Celle-ci recule effarouchée comme une génisse sauvage et me regarde à travers ses grands cheveux épars, tandis que la femme puissante matrone, belle comme une de ses aïeules normandes, s’avance vers moi et me prie de m’asseoir. « D’où viens-tu ? » me demande-t-elle en me tutoyant, car le « vous » est inconnu dans ces régions solitaires de la Louisiane. À peine eus-je parlé de ma faim, que je fus installé de vive force ; la mère m’apporta du lait, des patates, des gâteaux récemment cuits sous la cendre. En même temps la jeune fille remplissait mon havresac de provisions pour le voyage. On attendit que mon appétit fût satisfait, puis on me demanda des nouvelles de la France, qui, dans les traditions de ces gens simples, leur apparaissait comme un autre paradis non moins regrettable que celui de l’Éden. Quand je voulus partir, la matrone elle-même boucla mon havresac et m’accompagna jusqu’au chemin de la rivière Tangipaho, à plusieurs kilomètres de distance.

Les créoles d’origine française tendent à disparaître de jour en jour, et dans une vingtaine d’années ils seront complètement absorbés par la race anglo-saxonne. Déjà, dans la Louisiane entière, ils ne forment plus que le quinzième de la population, et grand nombre d’entre eux n’ont plus de français que le nom : langue, habitudes, mœurs, relations, tout est devenu américain. Cette absorption graduelle tient à plusieurs causes, indépendamment de l’immigration constante d’Américains du Nord. L’une de ces causes est la prodigalité des créoles. Pour subvenir à leurs dépenses, ils obèrent leurs propriétés, empruntent à 10 et 15 pour 100 à des banquiers de New-York, et peu à peu se trouvent ruinés. Une mauvaise récolte, une épidémie sur leurs esclaves, un incendie, un ouragan, les font définitivement tomber dans la classe des petits habitans, ou bien les forcent à s’expatrier pour demander à l’industrie