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sadeur de Charles VIII près Alexandre VI et non par le cardinal d’Amboise, comme le croient Condivi et Vasari. Quant à l’Adonis, il est probable que c’est la statue que Michel-Ange commença aussitôt après son arrivée à Rome, et dont il parle dans sa lettre à Lorenzo de Médicis.

Plus qu’aucun autre de ses premiers ouvrages, la Pietà de Saint-Pierre décèle la route qu’allait suivre Michel-Ange. Le marbre n’exprimera plus seulement la beauté d’une manière abstraite et générale ; il traduira, taillé par une main puissante, les idées et les sentimens. « Tout ce qu’un grand artiste peut concevoir, dit-il lui-même, le marbre le renferme en son sein ; mais il n’y a qu’une main obéissante et la pensée qui puissent l’en faire éclore[1]. » La main obéissante s’essaie déjà à faire dire à la pierre ce que jamais elle n’avait dit encore. Sa Vierge a la beauté juvénile et austère particulière aux femmes de Michel-Ange. Le corps du Christ étendu sur les genoux de sa mère paraît encore souffrir, jusque dans le repos de la mort, les tortures que l’homme divin vient d’endurer. Les jambes, les articulations, les extrémités sont d’une irréprochable beauté, et font pressentir les œuvres les plus parfaites, les plus caractérisées du maître.

Cette Pietà fut un grand événement à Rome. On sent néanmoins que ces expressions très marquées, ces corps éloquens causèrent quelque étonnement. Vasari se borne à traiter de « sots » ceux, qui prétendaient que Michel-Ange avait donné à la Vierge un trop grand air de jeunesse, tout en laissant au Christ son âge véritable. Condivi, moins bref et moins dédaigneux, nous a transmis l’explication qu’il tenait de Michel-Ange lui-même. « Ne sais-tu pas, me dit-il, que les femmes chastes se conservent beaucoup plus longtemps jeunes que celles qui ne le sont point ? Combien n’est-ce pas plus vrai pour une Vierge qui n’eut jamais le moindre désir lascif qui pût altérer son corps !… Il en est tout autrement pour le fils de Dieu, parce que j’ai voulu montrer qu’il a réellement pris un corps d’homme, et qu’excepté le péché, il a supporté toutes les misères humaines[2]. »

Quelle que soit la valeur de l’explication de Michel-Ange, l’individualité qui forme le trait dominant de son génie, et qui se caractérise par des expressions voulues et raisonnées, s’accuse déjà nettement dans ces premiers ouvrages. Elle s’accentuera beaucoup plus encore par la suite, et revêtira cette forme puissante, élevée, originale, qui fait des moindres œuvres du Buonarotti d’immortelles créations. Michel-Ange grandira, il dépassera tout ce qui l’a précédé ; sa gigantesque imagination jettera dans le monde des formes nouvelles plus réelles que la réalité. Enivré de son propre génie, il gravira les derniers sommets de l’art : il ira jusqu’aux plus audacieuses témérités et jusqu’aux excès ; mais dès les premiers pas

  1. Sonnet Ier, édition Varcollier, Paris 1825.
  2. Cette Pietà est le seul des ouvrages de Michel-Ange qui porte son nom. Un jour quelques Milanais, étant venus voir ce groupe, en causaient devant lui. L’un d’eux demanda de qui il était. Quelqu’un répondit : « De notre Gobbo de Milan. » Michel-Ange, piqué, ne dit rien, mais revint la nuit avec une petite lanterne et ses ciseaux, et grava sur la ceinture de la Vierge : Michalangelus Buonarotus. Floren.