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femmes. » Les conditions de temps variaient selon les cas. a L’homme peut se venger d’une blessure tant que la cicatrice n’est pas fermée ; mais pour de petits coups qui ne laissent point de traces, et qui ne deviennent ni bleus, ni bruns, ni enflés, ils ne peuvent être vengés qu’au lieu et place et sans retard. » Les dieux mêmes passaient pour venir quelquefois en aide à ceux qui avaient bonne intention de se venger. On trouve dans la seconde Edda qu’un aveugle de naissance, nommé Asmundr, s’en vint au tribunal suprême demander satisfaction à Litingr, meurtrier de son père. « Litingr la lui refuse. « Si je n’étais pas aveugle, s’écrie Asmundr, je saurais bien me venger. » Il rentre dans sa tente, et tout à coup ses yeux s’ouvrent à la lumière. « Que Dieu soit loué ! s’écrie-t-il, je vois ce qu’il veut de moi. » Il saisit une hache, se précipite sur son ennemi, et le tue. Un instant après, ses yeux se referment de nouveau, et il reste aveugle. » Les lois germaniques, en général plus avancées, admettent néanmoins aussi cette sorte de vengeance soudaine et directe : « Qu’il tombe maudit et invengé, et qu’il n’y ait lieu à aucune punition, soit qu’on le blesse, soit qu’on le tue ! »

Mais déjà, dès ces premiers temps, la justice sociale s’exerçait jusqu’à un certain point, par une vague influence de l’opinion, par l’approbation ou la désapprobation publique, par quelques formalités prescrites ou que la coutume avait établies peu à peu. Par exemple, aucune vengeance ne devait se pratiquer en secret, et si elle avait eu lieu à l’écart, il fallait mettre le public en état d’en juger. « Si quelqu’un trouve un homme chez une des femmes de sa famille, dit une loi d’Hakon, roi de Norvège, il peut le tuer, s’il le veut ; mais il doit ensuite raconter le fait et en dire la cause au premier homme qu’il rencontrera. Alors il attendra un certain temps que l’héritier du mort fasse lui-même circuler aux environs la flèche par laquelle le tribunal est convoqué pour connaître de l’homicide ; si l’héritier ne le fait pas, il le fera lui-même. » De même en Germanie : la loi des Bavarois veut que quiconque a tué légitimement un effracteur ou un voleur le révèle aux voisins de la manière usitée ; d’après la loi ripuaire, le meurtrier doit veiller près du cadavre de sa victime, ou être en mesure de le produire pendant un certain nombre de jours. Au reste, en beaucoup de cas la vengeance n’était pas seulement un droit, elle était un devoir. « Au moment où Bardr allait s’asseoir sur le siège de son frère Hallr, tué depuis quelque temps, sa mère lui donna un soufflet et lui défendit de s’y asseoir jusqu’à ce qu’il eût vengé son frère ; mais comme la vengeance traînait en longueur, elle lui servit, ainsi qu’à son second frère, des pierres au lieu d’alimens. — Vous ne valez pas davantage et ne méritez pas mieux, leur dit-elle, puisque vous ne vengez pas la mort de votre frère, et que vous entachez votre race d’infamie. » On voit ici combien les lois étaient conformes aux mœurs et faites par elles : il fallait de telles coutumes à des caractères de cette trempe.

On peut déjà reconnaître dans ces faits primitifs les caractères instinctifs, originaires, de la vengeance, très différens de ceux qu’elle porte aujourd’hui. Elle était la loi même, elle était l’explosion naturelle du sentiment de la responsabilité qui est dans la conscience humaine, comme conséquence directe ou induction intuitive du libre arbitre : fait psychologique très important, et dont la philosophie pourrait tirer un grand parti dans la question de la liberté. On y voit cette responsabilité infligée et subie, active et passive,