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lui répliqua : N’avez-vous pas dit dans votre sermon qu’il nous fallait porter notre croix et suivre le Seigneur, qu’autrement nous ne pourrions être sauvés et aller au ciel ? Je désire aller au ciel comme les autres, et cette femme est si méchante, elle gronde et crie si fort à tout propos, qu’elle est la plus grande croix que j’aie en ce monde. Voilà pourquoi je la prends et je la porte, parce que je veux sauver mon âme.

« Vous jugez si M. Lee eut la bouche close. Après un instant de réflexion, il dit au Hollandais de mettre sa femme à terre ; puis, les faisant asseoir à côté de lui, au bord de la route, il prit sa Bible, leur en lut quelques passages, et leur expliqua ce que c’était que la croix du Sauveur, et comment il la fallait porter. »


Il était impossible que cette société naissante demeurât dans un pareil état sans retomber promptement dans la barbarie. Elle n’eût point subi impunément le contact des élémens pervers qui venaient se mêler à elle. S’il est vrai que l’esprit humain puisse, par ses seules forces, s’élever à la connaissance des lois éternelles de la morale, c’est à la condition d’avoir reçu une culture savante ou de posséder une vigueur qui est le propre de quelques intelligences privilégiées. La philosophie la plus ambitieuse, lors même qu’elle prétend pouvoir être à elle seule un guide et un appui suffisans en cette vie, ne réclame la direction que des âmes d’élite, et se reconnaît impuissante à conduire la foule. Si naturels et si vivaces que soient chez l’homme les instincts du juste et du bien, les notions les plus irrésistibles de la morale ne tardent point à s’obscurcir et à s’oblitérer dans son esprit, si la religion n’est là pour replacer la créature en face du créateur, pour lui rappeler son origine et sa dépendance, pour lui remettre sans cesse sous les yeux l’éternelle harmonie du devoir et de la récompense, de l’iniquité et du châtiment. Ce n’était pas seulement à titre de frein social et de barrière contre les passions que la religion était nécessaire à ces populations déshéritées ; c’était aussi comme nourriture de l’esprit, qu’elle élève et qu’elle fortifie par l’enseignement de ses sublimes vérités. Ne fallait-il pas, en face de la misère et de la faim comme en face de grossiers plaisirs, détacher de la terre la pensée des colons, les contraindre et les habituer à la réflexion, et affranchir leur intelligence du matérialisme ? Et d’où pouvait venir aux émigrans de l’ouest cet enseignement indispensable ? Perdus au milieu des forêts, isolés les uns des autres, séparés des établissemens anciens par de vastes solitudes et plus encore par les périls du voyage, de qui pouvaient-ils attendre la parole divine ? Qui se ferait le pasteur de ce troupeau dispersé ? qui entreprendrait de ramener à Dieu, une par une, les brebis abandonnées ? Il y avait bien peu à espérer du clergé colonial, qui suffisait à peine à sa tâche. Dans la Nouvelle-Angleterre,