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Florentin le géant de l’art moderne se trouve au plus haut degré dans ce monument. Comme c’est le cas pour toutes les statues qu’il exécuta pendant la seconde partie de sa vie, les figures de Saint-Laurent ne sont pas complètement achevées. A mesure qu’il vieillissait, son humeur impatiente (au moins pour ce qui concerne les ouvrages d’art) devint plus marquée. Amoureux de la forme, la caressant parfois jusqu’à la minutie, comme on peut le voir dans le torse et dans les jambes merveilleuses de la Nuit, dans la figure entière de l’Aurore, il n’a fait qu’ébaucher quelques-unes de ses plus belles œuvre s, et dans celles qu’il terminait le plus, il laissait souvent inachevées quelques parties secondaires dont l’exécution complète eût peu ajouté à l’expression de sa pensée. Parler, frapper, convaincre, tel était son but. Nul ne s’est moins soucié de plaire par les petits moyens, et n’a pris moins de souci de fermer la bouche aux sots. Lorsqu’il en avait dit assez, il se taisait; aussi subjugue-t-il plutôt qu’il ne charme et qu’il ne séduit. Il entraîne de sa toute-puissante main dans la haute région qu’il habite, mais ce n’est pas sans résistance et sans une sorte de terreur qu’on l’y suit. Les sentimens qu’il fait éprouver ne tiennent pas uniquement à ce que ses œuvres ont d’insolite et de nouveau, ils proviennent de leur caractère interne, de la pensée qui les dicte, de cette inspiration particulière à Michel-Ange, dont les Orgagna, les Masaccio, les Ghiberti, les Donatello, sont sans doute les précurseurs, mais qui a trouvé dans l’auteur de la chapelle des Médicis son représentant le plus complet. On s’est demandé pourquoi Michel-Ange, connaissant l’art antique comme il le connaissait, s’en est autant écarté. Depuis ses premières études dans les jardins de Saint-Marc jusqu’à la plus extrême vieillesse, il n’a jamais cessé de s’en occuper. On sait quelle était son admiration pour le torse du Belvédère, et on a même été, à ce propos, jusqu’à inventer cette fable, qu’étant devenu aveugle dans ses derniers jours, il se faisait conduire près de ce marbre fameux, et suivait ses contours de ses défaillantes mains. Pour moi, je me demande comment il aurait pu exprimer sa pensée, s’il s’était attaché à suivre les traditions de l’art antique. Sa manière de représenter la forme humaine, si différente en effet de la conception grecque, ne tenait pas seulement à la fougue de sa nature, qui l’emportait à violenter les lignes rhythmées et tranquilles de l’art consacré. Ghiberti et Donatello, malgré toute l’élégance et la finesse de leur ciseau, ne s’en sont pas plus que lui rapprochés. Pour exprimer des pensées nouvelles, il fallait une nouvelle langue. Michel-Ange met dans ses figures autre chose que cette âme abstraite de l’antiquité, lueur vague qui, en illuminant doucement des corps parfaits, entraîne l’esprit jusqu’au sentiment de la perfection même. Une âme nouvelle, une âme moderne, personnelle, passionnée, souffrante, agite ces corps de marbre. Vivante, déchaînée, agissante, altérée de l’infini, elle pense, elle jouit, elle souffre, et, captive dans d’étroites limites, réussit à exprimer ses émotions et ses sentimens.

Michel-Ange retourna à Rome en 1532. Le pape le chargea de compléter les peintures de la Sixtine en exécutant aux extrémités de la chapelle deux vastes fresques, le Jugement dernier et la Chute des Anges rebelles; mais. Clément VII étant mort deux ans après, en 1534, comme les peintures n’étaient pas commencées et que Michel-Ange était très occupé du mau-