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un terrain bien ingrat les efforts de leur propagande et disputant aux prédications protestantes quelques âmes indiennes.

M. Kane arriva au fort Garry juste au moment où les métis venaient de partir pour leurs grandes chasses de juin. Il les rejoignit à deux jours de marche, et fut admis très aisément à prendre place dans les rangs de la caravane. Quelle bonne fortune pour son album ! Campemens dans la plaine couverte de huttes en peaux de buffles, défilé des chariots s’allongeant à perte de vue sur les bords d’un lac, mouvement perpétuel et irrégulier des cavalcades, bandes de chiens-loups suivant le convoi, en volontaires, pour avoir leur part de butin, subites apparitions de peaux-rouges au sommet d’une colline ou sur la lisière d’un bois, tous ces incidens formaient autant de tableaux qui, pour la première fois peut-être, s’offraient aux crayons d’un artiste européen. Le pays n’avait rien de beau ni de pittoresque ; avec un ciel gris et terne et sur un sol plat, souvent marécageux, tout l’intérêt demeurait aux personnages qui vivaient d’une vie si active dans ce triste cadre. — Pendant quelques jours, on n’aperçut que des buffles isolés ou en bandes peu nombreuses ; mais un soir la vedette qui précédait la caravane vint annoncer qu’elle avait reconnu à deux milles en avant un immense troupeau couché dans une grande plaine où l’attaque serait très facile. Dès l’aube, tous les cavaliers se dirigèrent vers l’endroit indiqué. Voici comment M. Kane décrit cette grande scène cynégétique :


« Les anciens de la tribu engagèrent les plus jeunes à bien se garder de tirer les uns sur les autres, recommandation fort nécessaire, car les accidens sont très fréquens. Puis chaque chasseur remplit sa bouche de balles pour les glisser successivement dans le canon de son fusil, sans bourrer ; on peut ainsi charger plus vite et pendant que le cheval est lancé à fond de train. Il est vrai que le canon risque d’éclater, et que, par ce procédé, le fusil porte moins loin ; mais ce sont là des détails tout à fait indifférens. Le péril ne compte pas, et l’on ne tire guère qu’à bout portant. — Quand tous les préparatifs furent terminés, nous nous mîmes en route dans la direction du troupeau. À une distance d’environ 200 mètres, celui-ci nous vit venir et s’enfuit à toute vitesse. Nous fîmes alors une charge au grand galop, et en vingt minutes nous étions au milieu des buffles. Il y avait là quatre ou cinq mille de ces animaux, tous mâles, pas une femelle dans le nombre. — Ce fut alors une scène vraiment indescriptible, les buffles se dispersant en désordre par la plaine qui, sous le poids de leurs lourdes masses, résonnait comme le tonnerre, et les chasseurs intrépides galopant au milieu d’eux, déchargeant à droite et à gauche leurs fusils à quelques pas seulement de leurs victimes. Dès qu’un buffle tombait, le chasseur le marquait au moyen d’un objet quelconque qu’il détachait de son costume, et il passait immédiatement à un autre. Il s’élève rarement des discussions au sujet de ces