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cune d’elles, ne pourrait se décider à faire un choix, hésitant entre Juliette et Desdemone, entre Miranda et Titania, et perdant enfin la faculté d’aimer en face d’un si grand nombre de créatures adorables. Ce serait la confirmation de cette belle pensée : L’infini nous écrase, car l’homme n’est fort qu’en limitant ses désirs. Voilà pourquoi don Juan n’a jamais été amoureux.

On fait toujours beaucoup de théories sur la musique, particulièrement sur la musique dramatique. Il n’y a sortes de divagations qu’en Allemagne surtout on ne se permette à propos de cet art admirable, qui touche à tant de questions délicates, et qui pourtant ne se laisse guère pénétrer que par un très petit nombre de bons esprits. Rien n’est plus facile que de bâtir des systèmes chimériques et prétentieux sur les œuvres d’un Mozart ou d’un Rossini, de parcourir à vol d’oiseau l’histoire de l’art, de mêler les noms les plus glorieux, et de faire impunément les plus étranges rapprochemens, parce que le public, très ignorant en pareille matière, n’est pas là pour vous contredire ni pour vous redresser ; mais rien n’est plus difficile, j’ose l’affirmer de nouveau, que de porter un bon jugement sur une composition de maître, d’en saisir le vrai caractère, et de lui assigner un rang non contestable dans la hiérarchie des œuvres de l’esprit humain. Le succès ne suffit pas pour donner la mesure du mérite durable d’une composition musicale, car je pourrais citer tel opéra, italien, allemand ou français, qui a eu plus de cent représentations sans qu’il en soit resté une note dans la mémoire de la génération suivante. Qui connaît aujourd’hui la Cosa rara, de Martini, qui a balancé pourtant le succès des Nozze di Figaro de Mozart? C’est un signe certain des temps de décadence que de prétendre exiger d’un art comme la musique ou la peinture des effets d’une fausse profondeur, qu’il n’est pas de son essence de produire. C’est la forme qui révèle l’esprit et le sentiment qui l’animent, et sans la forme, qui doit avant tout plaire à mes sens, c’est en vain que vous me conviez à réfléchir et à méditer longuement sur un tableau ou sur une partition qui ne renfermerait pas les beautés particulières que j’ai le droit d’y chercher. Défions-nous de ce creux symbolisme de l’Allemagne, qui se paie de si tristes raisons en fait d’art, et qui croit voir partout où il y a de l’obscur, du laid et de l’incompréhensible, une conception supérieure à l’œuvre éclatante de lumière qui parle à tous, est accessible à tous, et qui exprime la vérité à travers la beauté, sans laquelle il n’y a point de beaux-arts, et surtout pas de musique. Je ne vais pas au théâtre pour y suivre un cours de métaphysique, ni pour y méditer sur le gouvernement des empires et les mystères de la Providence; j’y vais chercher un plaisir délicat, un plaisir moral sans doute, mais enveloppé, caché sous les formes attrayantes de la poésie et de l’art. C’est de l’Allemagne, et de l’Allemagne contemporaine, que nous est venue cette théorie abstruse et barbare d’une musique prétendue spiritualiste, d’une musique tellement sublime qu’elle dépasserait l’empire des sons, s’il fallait en croire les demi-poètes de Leipzig ou de Berlin, et qui s’élèverait au-dessus des sens et de l’intelligible ! C’est par de telles absurdités qu’on a voulu expliquer certains passages équivoques des dernières compositions de Beethoven et donner le change sur les productions misérables des mauvais imitateurs de ce génie grandiose. Dirai-je toute ma pensée? je commence à secouer le poids trop lourd de la fausse profondeur de l’esthétique allemande, et j’en