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Valère ne fait pas une démarche qui ne soit immédiatement jugée par Hector, pas une faute qu’Hector n’ait cherché à prévenir ou dont il ne lui fasse reproche, et si Valère voulait l’écouter, il aurait en lui un conseiller plus comique et en même temps tout aussi sûr qu’Ariste pourrait l’être. À cet égard, les valets de Regnard me paraissent en général plus fortement conçus que ceux de Molière lui-même, car je ne vois que le Sganarelle du Don Juan qui leur puisse être comparé.

C’est grâce à ces inventions et à leur habile agencement que la conduite des comédies de Regnard est admirée à juste titre. Il faut reconnaître qu’il n’y a guère plus de variété dans l’intrigue de ses pièces que dans la physionomie de ses personnages, et que son goût pour le comique extérieur le ramène trop souvent à l’emploi des surprises, des arrivées subites, des travestissemens et des substitutions de personnes ; mais quelle agilité et quelle présence d’esprit au milieu de ces imbroglios qu’il aime et de ces difficultés qu’il se crée comme à plaisir ! Quelle heureuse témérité dans les situations, qu’il ne craint jamais de pousser à l’extrême ! Dans le Légataire universel par exemple, lorsqu’après la scène du testament il s’agit de savoir qui l’a fait, et que Crispin ose dire à Géronte ressuscité : C’était vous ou moi ! imagine-t-on qu’on puisse se tirer avec plus d’audace et de bonheur d’une complication plus difficile ? Dans Regnard, l’action est animée, fougueuse, turbulente ; les incidens s’y succèdent, naissant l’un de l’autre, s’échauffant l’un par l’autre, et les personnages, toujours en haleine, s’y développent avec une aisance et une logique naturelles qui produisent la progression continue de l’intérêt. Les dénoûmens sont bien amenés et tirés du sujet même ; les expositions sont claires, rapides ; presque toujours, au lieu d’annoncer le caractère de ses personnages, il le fait voir, et parfois un vers, un trait, un mot lui suffisent. Que lui faut-il pour caractériser Mme Grognac ? Quatre monosyllabes, oui et non deux fois alternés. Il excelle surtout dans l’art si délicat et si difficile des préparations. Dans le Légataire, la léthargie qui donnera lieu à une scène si plaisante ; dans le Distrait, le testament qui doit faire conclure deux mariages ; dans Démocrite, la fameuse reconnaissance entre Strabon et sa femme Cléanthis, sont préparés dès les premiers vers, et le même art se retrouve dans ses pièces les plus légères et les moins travaillées ; mais le mouvement et l’intérêt même de son action empêchent d’apercevoir, à moins d’y regarder de près, le soin qu’il met aux détails. Remarque-t-on par exemple le parti qu’il a tiré de l’incident du portrait dans le Joueur ? C’est pourtant ce portrait qui, annoncé au premier acte, donné et mis en gage au deuxième, rappelé au troisième, ramené