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inconnu à Panzer, ce roman de chevalerie inconnu à Melzi, cette vieille musique inconnue à Fétis, ces vélins inconnus à Grenville : voilà de ces jouissances qui font oublier toutes les peines. Seulement ne reprochez pas à cet homme heureux une fortune qu’il ne doit qu’à ses infatigables recherches. Cette longue patience appliquée à des œuvres plus nobles, c’est ce qu’on appelle le génie.

Fort bien, diront les gens difficiles. Que tous les dix ans M. Libri s’amuse à faire une bibliothèque, qu’il y mette jusqu’à son dernier sou, et qu’ensuite, à l’exemple de Nodier, il vende ses beaux livres pour en acheter d’autres qui ne les vaudront pas, nous lui passerons aisément ces fantaisies qui nous servent. Celui-là n’est pas bibliophile qui à un jour donné peut arrêter sa passion. Qu’il fasse de merveilleuses découvertes, qu’il retire de la poudre un Arioste de 1530, un Dante ou un Boccace incunable, nous lui pardonnerons un bonheur qui tôt ou tard nous profitera ; qu’il retrouve même deux ou trois doubles d’ouvrages prétendus uniques, nous nous résignerons à perdre nos plus chères illusions. Aussi bien avec ce terrible chercheur l’exemplaire unique n’est plus qu’une chimère à laquelle il faut renoncer. Mais ces volumes historiques, ces livres royaux avec lesquels M. Libri se fait une bibliothèque incomparable, comment sont-ils entre les mains d’un particulier ? Pourquoi les Heures de Marguerite de Valois, l’Imitation de Mme de Maintenon, les livres de prières de Louis XV, la Bible du roi Louis-Philippe, ne sont-ils pas au musée des Souverains ? pourquoi ces beaux maroquins qui ont appartenu à Louis XIV ne sont-ils pas au Louvre ? M. Libri est-il l’héritier de Clément XI pour posséder ces précieuses reliques d’un pape, grand connaisseur en belles reliures ? Les Anglais sont-ils si indifférens qu’ils abandonnent au plus offrant les souvenirs de leurs anciens rois ? Sans être ni trop curieux, ni trop jaloux, on peut demander par quel secret on a réuni ces joyaux princiers.

Ce sont là des réserves très judicieuses ; seulement il me semble qu’en raisonnant ainsi ce n’est pas au bibliophile heureux qu’on fait le procès, mais bien à l’humaine condition. C’est le temps qui détruit ainsi toutes les œuvres des hommes ; le même souffle qui jette au vent notre poussière dissipe au loin nos richesses et nos collections. Les révolutions, la guerre, la mort, la pauvreté, sont des ennemis à qui rien n’échappe, et qui renversent en une heure ce que nous avions bâti pour l’éternité. Il y a trois siècles, la riche Italie s’était emparée de tous les restes de l’antiquité, de toutes les merveilles de l’art renaissant. De solides majorats enchaînaient en des palais héréditaires les chefs-d’œuvre de Michel-Ange et de Raphaël ; aujourd’hui que reste-t-il de ces antiques galeries ? Allez à Munich, à Berlin, visitez les splendides demeures des lords anglais,