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sa pensée d’une façon plus haute et plus frappante. — Ils ne sont plus que deux, sur les ruines du monde, un jeune homme et une jeune femme.— Pourquoi le monde aurait-il encore duré ? dit celle-ci.

Avions-nous oublié quelques illusions ?
Quels systèmes chercher ? quelles religions ?
Qu’espérer d’inconnu ?…
Ni vices, ni vertus parmi nous, et les choses
Avaient subi déjà tant de métamorphoses
Que le mal et le bien se trouvaient confondus ;
Les mots dont on les nomme étaient presque perdus.


Devant eux défilent alors comme des figures abstraites la femme, le philosophe, le prêtre, les savans, les capitaines. Le poète fait ainsi passer sous nos yeux, en les analysant au seuil de l’infini, toutes les principales expressions de notre existence terrestre. Cependant le soir arrive, et les deux jeunes gens, représentans typiques de l’humanité disparue, se rapprochent l’un de l’autre. Un hymne à la volupté, cette loi harmonique, ce feu intime des mondes, accompagne leurs embrassemens. Le lendemain, ils sont surpris eux-mêmes, les derniers de tous, par l’ouragan qui les emporte. Puis une voix s’élève sur l’onde, c’est l’esprit, l’absolu, celui de qui la nature est l’ombre et pour qui la création n’est qu’un rêve changeant. M. Alfred de Tanouarn nous semble s’être élevé ici à une grande hauteur philosophique : on dirait une page de Hegel éclairée par un reflet de Lucrèce :

 Dans l’absolu repos de ma béatitude,
Je peuple le néant de grandes visions ;
Je m’efforce à combler ma vaste solitude,
Et n’enfante jamais que des illusions…

Parfois je m’assoupis silencieux, inerte ;
Tout se plonge avec moi dans le sein du sommeil.
L’éternité s’endort, solitaire et déserte ;
Le temps reste immobile, attendant mon réveil.

Ainsi les grands soleils et les moindres atomes
Devant moi sont égaux, éphémères et vains,
Et les peuples comme eux sont de pâles fantômes
Qui passent un moment dans mes songes divins.

Le Dernier Amour est un poème qui ne manque ni de puissance ni de grandeur ; les vers visent à la force, à la précision, et se refusent à toute espèce de mièvrerie et de fausse parure. Cette sobriété eût manqué à M. de Tanouarn, s’il n’était pas lui-même, et ce résultat prouve que l’inspiration poétique est un fait indépendant de toute école. Les idées ici atteignent une hauteur lumineuse que n’ont jamais recouverte les brouillards du mysticisme et de la religiosité vague, le style ne ressemble en rien à ce qu’on est convenu d’appeler le langage poétique. Serait-il donc vrai qu’on peut devenir poète en pensant clairement et en sachant écrire ce que l’on pense ?

Eugène Lataye

V. de Mars.