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me permettra de lui dire qu’à mon avis elle est demeurée beaucoup plus femme qu’il ne semble parfois la faire. Peut-être ne trouverai-je pas moi-même cette stricte mesure que je lui reproche de n’avoir pas toujours gardée. Cependant je me risque à parler de la célèbre camarera en m’exposant probablement à des reproches plus fondés ; mais afin d’écarter, en partie du moins, le péril des parallèles et des souvenirs que ne peut manquer d’éveiller une telle étude, m’arrêtant peu sur les années écoulées dans les ombres discrètes de l’Italie, j’arriverai vite à la mission redoutable que Mme des Ursins eut le droit de présenter à l’Europe comme pleinement accomplie le jour d’une chute qui brisa sa fortune sans atteindre son œuvre politique.

Entrée dans le monde aux derniers jours de la fronde, Marie-Anne de La Trémoille dut observer de bonne heure comment la beauté peut assister l’ambition, et par quels ménagemens on met les dons les plus frivoles au service des intérêts les plus sérieux. Mariée en 1659 au prince de Chalais, elle conçut pour son époux la seule passion qu’on ait à signaler dans une vie où l’amour ne figura désormais que sur les arrière-plans les plus ternes. Peu après son mariage, elle dut suivre en Espagne son jeune époux, compromis dans l’un de ces duels éclatans dont le sang de Bouteville n’avait pas complètement délivré la France. Unis par la plus étroite intimité, ils quittaient à peine Madrid après un séjour de trois années pour former un établissement à Rome, lorsque la mort de M. de Chalais laissa sa veuve sans enfans, sans appui et presque sans fortune, livrée à une douleur qui paraît avoir été profonde et à des préoccupations d’avenir qui étaient d’ailleurs naturelles.

Mme de Chalais possédait alors la plénitude de cette attrayante beauté observée et décrite jusque dans ses nuances les plus délicates par Saint-Simon dans une vieillesse qui, par un miracle de l’art et de la nature, l’avait à peine effleurée. Le duc de Bracciano, chef de la puissante maison Orsini, subit, quoique d’un naturel en tout fort mesuré, l’empire de « ces charmes dont il n’y avait pas à se défendre quand elle voulait gagner et séduire. » Il fut vivement incité dans cette poursuite par les cardinaux français, et plus spécialement par le cardinal d’Estrées, ambassadeur de Louis XIV : ce prince estima convenable de s’attacher par l’envoi du cordon bleu le premier seigneur de Rome, devenu l’époux d’une grande dame française dont la correspondance de ses agens constatait l’influence croissante au sein de la cité pontificale.

Par l’effet d’une attraction irrésistible, la duchesse de Bracciano devint le centre de la société cosmopolite qui, du milieu des plus bruyantes distractions, débattait chaque jour dans la capitale du monde chrétien les plus hauts problèmes de la politique contemporaine.