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l’aumône, depuis les hallebardiers jusqu’aux marmitons.

Ce n’était pas trop du génie viril de Mme des Ursins pour soutenir la reine dans ces tristesses, aggravées par la longue absence de son époux. Dans une situation aussi critique, la mesure n’était pas d’ailleurs moins nécessaire que la fermeté. Que de tact et que de soins pour ne jamais sacrifier ni les intérêts du cabinet de Versailles aux jalousies péninsulaires, ni le juste orgueil de l’Espagne aux méprisantes impatiences de la maison française de Philippe V ! Dans cette étrange cour, où les uns dédaignaient de parler l’espagnol et les autres d’apprendre le français, tout était matière à transactions jusque dans les choses en apparence les plus futiles. Ce fut une véritable affaire d’état que l’adoption par le roi de la golille, ce carcan de dentelle où sont emprisonnés les personnages de Velasquez, et lorsque, durant l’enthousiasme de la régence, les dames de Madrid, pour complaire, à la reine, renoncèrent au tontillo, longue queue des moins gracieuses et des plus incommodes, elles estimèrent lui avoir donné un éclatant témoignage de fidélité.

Ce fut ainsi que de crise en crise, de ménagement en ménagement, ce gouvernement, conduit par deux femmes, atteignit le terme où expiraient ses pouvoirs. Le roi débarqua à Barcelone, dans une ville qui allait être durant six années la capitale de son rival, et lorsqu’il approcha de Madrid, Mme des Ursins eut l’inexprimable satisfaction de conduire à sa rencontre jusqu’à Guadalaxara la plupart des grands du royaume, parmi lesquels on remarquait surtout ceux dont les sentimens étaient le plus suspects. La résolution de la grandesse d’aller au-devant de Philippe V n’avait pas été emportée sans une lutte après laquelle la grande camériste se déclarait à bout de force et de courage. Au sein d’une joie presque superbe, elle laissait percer dans sa correspondance une extrême lassitude et une sorte de désir de quitter l’Espagne. « Voilà, écrivait-elle à M. de Torcy, mon ministère (si j’ose me servir de ce terme) glorieusement fini pour la reine, et jusqu’à ce que vous songiez à me tirer d’ici, je me mêlerai beaucoup moins de ce qui ne me regarde pas. » Pour n’être point avec la princesse en reste de coquetterie, le ministre affectait, en lui répondant, de s’alarmer d’une intention sur laquelle il savait fort bien à quoi s’en tenir, et c’était avec une galanterie du meilleur goût qu’il transmettait à sa noble correspondante l’expression de la satisfaction royale[1].

  1. « Vous ne pouviez mieux, madame, terminer votre ministère que par la négociation que vous avez faite pour obliger les grands d’Espagne à marcher au-devant du roi leur maître. Vous ne me donnez lieu de vous louer que sur cet article, pendant que vous méritez de plus grands éloges sur la manière dont la reine s’est conduite depuis qu’elle est en Espagne. Jugez, s’il vous plaît, madame, si la proposition de vous retirer de Madrid seroit bien reçue du roi lorsque vous y réussissez si parfaitement, qu’il faudroit vous prier d’y retourner si vous en étiez partie. Malgré vos menaces de ne me plus écrire d’affaire sérieuses, j’espère encore que la nécessité et le bien du service vous persuaderont de continuer. » Torcy à la princesse des Ursins, 28 janvier 1703. Mémoires de Noailles, t. II, p. 193.