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temps que l’original ainsi annoté était expédié au marquis de Torcy, une copie en était adressée par la princesse au duc de Noirmoutier, son frère, et celui-ci la faisait circuler dans tout Paris, au grand scandale d’une société qui respectait encore un peu les mœurs et le pouvoir.

Louis XIV se devait à lui-même de ne pas laisser impuni un pareil excès d’audace. Toutefois les affaires d’Espagne étaient alors dans un tel état de confusion, le danger d’exaspérer la jeune reine paraissait si grand, qu’il fallut différer cette mesure, si justifiée qu’elle pût être. Ce fut seulement quelques mois après, lorsque Philippe V eut quitté Madrid pour aller, sur les frontières du Portugal, prendre le commandement de son armée, renforcée par un corps français aux ordres du maréchal de Berwick, que Louis XIV crut possible de se faire obéir et de frapper ce qu’il appelait lui-même le coup décisif.

« Les plaintes contre la princesse des Ursins, écrivait le roi à l’abbé d’Estrées[1], sont montées à un tel point qu’il est enfin nécessaire de prendre un parti. J’aurois moins différé si j’avois seulement consulté le bien des affaires ; mais il falloit attendre que le roi d’Espagne fût parti de Madrid : j’avois lieu de prévoir qu’il seroit trop sensible aux larmes de la reine, qu’elles pourroient l’empêcher de déférer assez promptement à mes conseils… Si le roi résiste, laissez-lui voir combien la guerre que je soutiens pour ses intérêts est pesante. Ne lui dites pas que je l’abandonnerai, il ne le croiroit pas ; mais faites qu’il s’aperçoive que, quelle que soit ma tendresse pour lui, je pourrois, s’il n’y répondoit pas, faire la paix aux dépens de l’Espagne, et me lasser enfin de soutenir une monarchie où je ne verrois que désordres et que contradictions dans les choses les plus raisonnables que je pourrois demander pour ses propres intérêts. Enfin, après un tel éclat, il faut réussir : mon honneur, l’intérêt du roi mon petit-fils et celui de la monarchie y sont engagés… L’ordre que je vous donne est absolument nécessaire pour mon service, mais les suites en seront désagréables pour vous. On n’a pas cessé de vous rendre de mauvais offices auprès du roi mon petit-fils : ils ont fait une telle impression qu’il m’a déjà mandé plusieurs fois de vous rappeler. »

Louis XIV donnait donc à l’abbé d’Estrées l’ordre de partir immédiatement, enjoignant à l’expression de ses plus vifs regrets l’assurance que cette disgrâce fort involontaire ne nuirait point à sa fortune. Telle était l’extrémité à laquelle une sujette avait conduit le prince le plus absolu de l’Europe. On voit quelles racines avait déjà jetées en Espagne la femme qui balançait à ce point la puissance du roi de France dans la cour de son petit-fils : on pourra bientôt s’en

  1. 19 mars 1704. Mémoires de Noailles, t. II, p. 297.